N° 896 29/10/2024 Interview de Nils Andersson[1] auteur de : "Les guerres annoncées : le capitalisme c'est la guerre"[2] a prononcé une conférence le 10 octobre au Cercle Universitaire d'Études Marxistes[3]. Pour continuer le débat engagé lors de cette conférence, nous avons posé quelques questions à Nils Andersson.
Question : Dans le "Capitalisme c'est la guerre[4]" tu reprends et actualises l'analyse fondamentale du mouvement ouvrier ainsi résumé par Jaurès :" Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage", dans le tome II qui y fait suite, tu fondes ton analyse sur deux éléments que tu juges essentiel : nous vivons une époque de passage de guerres asymétriques à des guerres interétatiques en soulignant le déplacement de l'épicentre des contradictions entre les pays capitalistes de l'Atlantique vers le Pacifique. Peux-tu nous préciser la nature de ces changements et leurs conséquences ?
Réponse : C’est là un bouleversement considérable, Pour la première fois dans l’Histoire moderne, le centre de gravité des contradictions inter impérialistes n’est pas, comme lors de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, entre des puissances impérialistes européennes ou entre l’Occident capitaliste et l’Union soviétique socialiste après 1945, mais entre les États-Unis et la Chine, une puissance appartenant hier au Tiers-Monde, aujourd’hui au " Sud Global ". Ce sud colonisé et exploité pendant des siècles. Les conséquences sont géostratégiques, économiques, militaires et on n’en mesure pas encore toutes les implications. Une conséquence concrète, la zone euro-atlantique n'étant plus le centre de l’échiquier mondial, le rôle et la place de l’Europe s’en trouvent fortement affaiblis, mais la conséquence principale est le risque d’une troisième guerre mondiale c’est " la guerre comme la nuée porte l’orage" que représente l’antagonisme pour la suprématie mondiale entre les États-Unis et la Chine.
Question : Dans ce processus de déplacement de l'épicentre des contradictions, l'Europe se trouve relativement déclassée, en quoi le choix de ses dirigeants de s'aligner sur les États-unis accentue-t-il ce processus de déclassement ?
Réponse : Cela se constate de façon évidente, au tournant du XXe siècle, « le soleil ne se couchait pas » sur les empires coloniaux européens. Aujourd’hui, bien que les guerres d’Ukraine et du Moyen-Orient soient à ses frontières orientales et méditerranéenne, l’Europe, l’Union européenne, n’ont aucune influence, ni dans le déroulement de ces guerres, ni pour y mettre fin. Cela se constate aussi quand Washington oblige les États européens, membres de l’OTAN, à consacrer 2 % de leur PIB aux dépenses militaires dans la lutte contre les ennemis désignés par le Pentagone : la Russie considérée comme " une menace existentielle " et la Chine considérée comme un " rival systémique."
Question : s'agissant de la guerre en Ukraine, tu estimes que la responsabilité de la Russie dans son déclenchement est engagée. Tu apprécies également que les lignes de fracture au sein de l'impérialisme sont telles qu'au bilan la Russie est loin d'être isolée. Quelle est selon toi, la portée de cette fracture que l'on décrit parfois comme celle entre le "Nord" et le "Sud" global ?
Réponse : L’agression de l’Ukraine par la Russie est à condamner comme une guerre impérialiste. Cela affirmé, tout reste à comprendre des raisons de l’intervention russe en Ukraine. Il y a, dès 1990, je le développe dans Les guerres annoncées, la volonté, l’obstination, des États-Unis d’élargir l’OTAN à l’Europe centrale et orientale, alors qu’après la chute du Mur, Mikhaïl Gorbatchev demandait que la Russie entre dans ce qu’il appelait, la " maison Europe. " Mais une Europe, avec une Russie devenue capitaliste, mettait en question la prééminence des États-Unis et Bush père s’y est opposé pour assurer le maintien de la tutelle US sur L’Europe. Les atlantistes européens se sont soumis à la politique agressive, faite d’humiliations, à l’encontre de la Russie de Washington et, ne tenant aucun compte que pour la Russie l’élargissement de l’OTAN à ses frontières était une ligne rouge, ce fut l’engrenage qui a tragiquement abouti à la guerre d’Ukraine. Une autre conséquence de cette politique refusant la Russie dans l’Europe, la Russie pro-occidentale de Gorbatchev appartient aujourd’hui au " Sud Global " et l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, est amputée de 40% de sa superficie et n’est plus que la presqu’île de l’Eurasie.
S’agissant du clivage entre le " Nord Global " et le " Sud Global ", l’échec de " l’effondrement économique " de la Russie annoncé par Bruno Le Maire, à la suite des centaines de mesures économiques et financières prises à son encontre et un exemple concret de ce clivage. La démonstration est faite que le rapport de force entre le Tiers-Monde et l’Occident développé n’est plus celui qu’il était au XXe siècle. La Russie a trouvé appui dans le " Sud Global " tant pour ses exportations que pour ses règlements internationaux et elle n’est pas isolée Il y a trente ans, l’alternative " Sud Global " pour contrer des mesures prises par les puissances occidentales n’existait pas, le pays qui s’opposait à leur domination subissaient implacablement la loi des mesures économiques et financières prises à leur encontre.
Question : À propos de la Palestine et du génocide en cours à Gaza, mais pas seulement, tu développes longuement la question du "terrorisme" largement utilisée pour discréditer tous ceux qui soutiennent la lutte du peuple palestinien. En quoi ton expérience de militant engagé dans la lutte pour l'indépendance de l'Algérie éclaire-t-elle ce débat sur le terrorisme ?
Réponse : Gaza et le Liban sont la démonstration pour les peuples des continents qui subirent la colonisation, que l’Occident impérialiste et colonialiste ne change pas de nature. Les silences et la participation concrète de nos gouvernements aux massacres du peuple palestinien et maintenant du peuple libanais, les manifestions racialistes du " deux poids, deux mesures " qui se manifestent dans le monde occidental selon que les réfugiés de guerre ou de la faim sont blancs, arabes ou noirs, suscitent de forts ressentiments hors les frontières de l’Europe et des États-Unis et approfondissent plus encore le clivage entre les peuples du " Nord Global " et du " Sud Global ", peuples qui représentent 87 % de la population mondiale.
Pour en venir à la question du terrorisme, elle a suscité d’intenses débats pendant les années 1950, dans le contexte des luttes de libération nationale. L’opération du 7 octobre du Hamas pose à nouveau avec la même intensité la question du terrorisme, le sujet est également développé dans Les guerres annoncées. Il s’agit d’un débat à fort contenu idéologique, à l’avantage du puissant contre le faible. Qualifier un mouvement ou une organisation de terroriste est un moyen de discréditer la cause qu’il défend. La définition dans le droit international humanitaire du terrorisme est le recours à la terreur à des " fins idéologiques, politiques et religieuses. " L’action du Hamas sur le territoire d’Israël est, au sens du droit international, un acte terroriste, mais il est aussi un acte de résistance qui fait suite à soixante-quinze ans de colonisation, d’exodes, de tueries, de spoliations, jusqu’à être un génocide, par Israël, du peuple palestinien.
Lors de la guerre d’Algérie, Larbi ben M’Hidi, dirigeant FLN, accusé d’avoir organisé des actes terroristes, aux militaires qui l’interroge : " Ne trouvez-vous pas lâche d’utiliser des couteaux et des couffins bourrés d’explosifs pour commettre des attentats ? " répondit : " Donnez-nous vos chars et vos avions et nous vous donnerons nos couteaux et nos couffins. " Le Hamas, comme tous les mouvements de libération, mène avec les moyens et forces dont il dispose, une guerre de guérilla, face à l’écrasante supériorité militaire d’Israël qui a la capacité d’écraser un peuple et de raser un pays sous les bombes.
Question : Pour finir, quelles sont, selon toi, les conditions pour rassembler dans la lutte pour afin de faire obstacle aux " guerres annoncées" ?
Réponse : Pour que l’inexorabilité de la guerre soit résistible, il faut donner sens aux mots : " faire la guerre à la guerre. " Dans un monde où l’Occident n’est plus seul, où une guerre ne serait pas mondiale, mais mondialisée, il faut être lucide sur ce que signifierait un conflit majeur et ses conséquences humaines et écologiques, sur ce que serait l’état de l’Europe et du monde au sortir d’une troisième guerre mondiale. Dans un monde capitaliste, où l’individualisme fait loi, dans un monde " connecté " où l’individu se pense " libre ", dans un monde où les médias et les réseaux sociaux manipulent quotidiennement les opinions, la paix, cause collective des peuples, reste un slogan. Pour que le slogan fasse l’Histoire, il faut qu’il devienne une opposition consciente.
Les opinions publiques soumises à l’endoctrinement de la propagande capitaliste et impérialiste, la pire des réactions est celle de la peur de l’autre. Il faut s’y opposer en dénonçant et combattant les discours racistes, libérant les haines, en dénonçant et combattant les discours complotistes sur l’invasion et l'effondrement, qui participent de la militarisation des esprits. Il n'y a pas de monde sans contradictions, d'État sans contradictions, de société sans contradictions, de rapports humains sans contradictions, les contradictions sont le moteur de l’Histoire, elles se résolvent entre États capitalistes et impérialistes, par la guerre ou pacifiquement par la négociation et le compromis, il n’est pas d’autre voie pour briser l’épée de Damoclès d’une guerre mondiale, qu’une mobilisation des peuples contre la guerre, d’un internationalisme entre ceux du " Nord Global " et ceux du " Sud Global. "
[1] Nils Andersson édite dans les années 50/60 à Lausanne des livres saisis et interdits en France dénonçant la guerre d’Algérie (par exemple La question d’Henri Alleg). Il milite dans les réseaux de soutien aux algériens et déserteurs français. Quand les divergences idéologiques soviétiques-chinois deviennent publiques, il édite les textes du Parti Communiste Chinois. En raison de son statut d’étranger : il est né en suisse mais d’un père suédois et d’une mère vaudoise, il est expulsé de Suisse en 1967. Il travaille en Albanie pendant 5 ans à Radio Tirana puis se rend en Suède, son pays d’origine. Au début des années 1990, il revient en France et milite dans des organisations anticolonialistes et contre les guerres impérialistes. Nils a écrit de nombreux articles et a publié Mémoires éclatées : De la décolonisation au déclin de l’occident, éditions d’En Bas, 2016 et Le capitalisme c’est la guerre, éditions Terrasses, 2021. Il est actuellement Président de l'Association Contre Le Colonialisme Aujourd’hui (ACCA).
[2] Nils Andersson ; Les guerres annoncées : le capitalisme c'est la guerre ; éditions Terrasses, 2024
[4] Nils Andersson ; Le capitalisme c’est la guerre, éditions Terrasses, 2021
N° 896 29/10/2024 Les annonces de la suppression de 4000 postes d'enseignants et de fermetures de nombreuses classes sont un des éléments de la politique de super austérité que veut faire valider le gouvernement du capital dans le cadre de la préparation du budget 2025. Ces projets doivent être combattus avec force et nous serons auprès de ceux qui luttent contre tous les mauvais coups portés au service public.
N°896 23/10/2024 Le débat sur l'immigration est porté, par les politiciens de tous bords et pas seulement en France, comme une question existentielle pour l'avenir des sociétés européennes. Cette question qui avec les salaires est présentée comme étant en tête des préoccupations des français tend à occuper complètement l'espace public.
N° 895 17/10/2024 La désignation des lauréats des prix Nobel 2024 de physique et chimie a mis à l’honneur l’Intelligence Artificielle (IA) par l’attribution de celui de physique aux pionniers de cette technique (MM. Hopfield et Hinton) et celui de chimie à des utilisateurs avisés de cette technique appliquée à l’étude et conceptions de protéines (M Baker et MM Jumper et Hassabis).