Gantry 5

 

Jeannine Gruselle-Morandat et Michel Gruselle

Texte intégral de la Conférence du 17 janvier 2019

Marx et F. Engels

militants et dirigeants

révolutionnaires communistes !

Présentation

Le projet de cette conférence est né d’une observation : il est courant de parler de « Marx historien, Marx théoricien, pamphlétaire, économiste [...] Marx grand penseur révolutionnaire...»[1]

ou bien sûr de Marx philosophe, mais rarement de Karl Marx militant et dirigeant politique. Et pourtant, comme le dit F. Engels dans son salut lors de l’enterrement de Karl Marx le 17 mars 1883, « [...] Marx était avant tout un révolutionnaire. Contribuer, d’une façon ou de l’autre, au renversement de la société capitaliste et des institutions étatiques qu’elle a créées, contribuer à l’émancipation du prolétariat moderne, à qui c’est lui qui a, le premier, donné la conscience de sa propre situation et de ses besoins, la conscience des conditions de son émancipation, telle était sa véritable vocation. La lutte était son élément... »[2] .

Il faut aussi expliquer le choix de nommer F. Engels dans le titre même de cette conférence, ce que nous n’avions pas prévu au départ. En relisant la Correspondance Marx-Engels (constituée d’échanges épistolaires entre eux mais aussi avec leurs nombreux correspondants politiques, et publiée par les éditions Costes de 1931 à 1934 et par les éditions sociales de 1978 à 1984, sous la forme de 13 tomes), nous avons été convaincus de leur intimité de convictions, de militantisme et de travail : une véritable intimité au point que parfois l’un signait les écrits de l’autre. Marx écrira le 31 juillet 1865 à Engels, dans une lettre où il décrit ses problèmes d’argent, de maladie, de militantisme : « la seule pensée qui me soutienne, c’est que nous sommes deux associés »[3].

Les vies militantes de Marx et d’Engels sont d’une richesse extraordinaire.

Il nous fallait donc faire des choix. Nous n’aborderons pas l’étude de l’implication de Marx et Engels dans la révolution de 1848, ni leur militantisme dans les milieux et associations d’immigrés à Londres, ni leurs positions sur les rapports Prusse/Autriche/Italie, Russie et Pologne, sur la Guerre de sécession en Amérique et sur beaucoup d’autres…

Nous avons retenu certains évènements révolutionnaires et pas d’autres, sinon il nous aurait fallu organiser un séminaire au minimum mensuel. Allions-nous aborder par exemple l’insurrection parisienne de Juin 1848, dont Marx dit qu’elle est la première grande bataille entre prolétariat et bourgeoisie et sur laquelle il a écrit son ouvrage La lutte des classes en France 1848-1850[4] ? Allions-nous aborder la question du coup d’État de Napoléon III qui permet à Marx dans son 18 Brumaire de montrer les limites de la République bourgeoise et du suffrage universel ? Nous avons sélectionné quatre évènements qui nous ont paru les plus essentiels dans l’articulation du travail théorique et de la pratique militante de ces deux dirigeants révolutionnaires.

À partir de ces quatre évènements, il nous fallait encore opter pour des thématiques à approfondir.

Sur quelles bases avons-nous déterminé ces options? C’est notre militantisme qui a influencé nos choix. C’est en pensant aux luttes actuelles que nous avons décidé d’aborder des terrains qui traversent encore les organisations ouvrières. C’est en militant que nous avons mesuré la nécessité de la compréhension théorique. Sans outil d’analyse scientifique, un militant n’est qu’un activiste plus ou moins bavard oscillant de l’enthousiasme au découragement : en clair, tout sauf un révolutionnaire.

Rappelons que, pour Marx, l’antagonisme essentiel est la contradiction entre capital et travail, et la lutte de classe du prolétariat est le levier de l’émancipation de la classe ouvrière. Si le marxisme revient dans l’actualité, c’est que ses apports à la compréhension du mouvement des sociétés sont des outils indispensables pour décrypter l’évolution du mode de production capitaliste et de la société bourgeoise qui en est issue.

Pourtant, il est souvent répété que si les analyses de Marx et Engels sont des outils incontournables, la mise en œuvre de leurs théories économiques et sociales n’a conduit qu’à des catastrophes. Ainsi, sont niés les rôles éminents qu’ils ont joués dans le développement du mouvement révolutionnaire dans le monde et la portée historique de leur engagement militant. Une autre façon de nier le rôle de Marx, c’est de le présenter comme tourné vers le passé et non vers l’avenir. Il n’aurait donc rien découvert qui permette de comprendre le développement du capitalisme. C’est le point de vue que développe longuement Jonathan Sperber dans son livre[5] Karl Marx, l’homme du XIXe siècle. Dès l’introduction, Sperber donne le ton : « Voir Marx comme un contemporain dont les idées façonnent le monde moderne n’est plus d’actualité et il est temps de le comprendre autrement, comme une figure appartenant à une époque historique révolue qui s’éloigne de plus en plus de la nôtre : l’époque de la révolution française, de la philosophie de Hegel, des premières années de l’industrialisation en Angleterre et de l’économie politique qui en a découlé. Il serait peut-être même plus utile de comprendre Marx davantage comme quelqu’un qui regardait en arrière, qui s’est emparé de la situation de la première moitié du XIXe siècle pour la projeter dans le futur, et moins comme un interprète, sûr de lui et clairvoyant des tendances historiques.». Difficile d’être plus clair !

Ce n’est pas la voie que nous avons choisie pour parler de l’apport de Marx et Engels au mouvement révolutionnaire. Pour comprendre leur engagement militant, il convient de rappeler qu’ils n’ont qu’un objectif : le changement révolutionnaire de la société, le passage du capitalisme au socialisme. Pour cela, ils désignent l’acteur de ce changement : le prolétariat issu des rapports de production capitaliste. Engels le définit ainsi[6] : « Par bourgeoisie, on entend la classe des capitalistes modernes, qui possèdent les moyens de la production sociale et emploient du travail salarié ; par prolétariat, la classe des travailleurs salariés modernes qui, ne possédant pas en propre leurs moyens de production, sont réduits à vendre leur force de travail pour vivre ».

Tout au long de leur vie, Marx et Engels vont mener une lutte acharnée, politique et d’organisation, pour permettre l’émergence d’un courant révolutionnaire débarrassé de la gangue idéaliste héritée de la bourgeoisie libérale. Pour eux, Théorie et Pratique ne font qu’un. Nous devons noter une chose qui nous semble importante : ni Marx, ni Engels ne sont nés – si l’on peut dire – marxistes. Ils ont une histoire qui se situe dans leur temps et nous reprendrons l’expression de Remy Herrera dans sa conférence sur « Marx et le colonialisme[7] » : « ne pas leur faire dire ce qu’ils n’ont pas pu dire mais dire tout ce qu’ils ont dit ».

C’est avec cet éclairage que nous examinerons l’action révolutionnaire de Marx et Engels autour de quelques événements :

- Les révolutions bourgeoises en Europe et la transformation de la Ligue des justes en Ligue des communistes ;

- La création de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) ;

- La Commune de Paris et la question du pouvoir prolétarien ;

- La question de la social démocratie allemande à travers la critique du programme de Gotha.

À ces événements se rattachent deux questions essentielles qui traversent l’action militante de Marx et Engels :

- Le prolétariat constitué en parti pour la prise du pouvoir et

- La création d’un État prolétarien.

Introduction

Marx et Engels, la théorie rejoint la praxis

L’œuvre de Marx s’étend sur la période de 1841 à 1871, celle d’Engels dure un peu plus longtemps, mais nous resterons dans ces limites pour traiter notre sujet.

Marx a commencé son action comme jeune hégélien et n’eut pas immédiatement perception de la condition ouvrière. Il fut rapidement en contact avec celle-ci, dès son exil à Paris en 1844 et bien plus encore en Angleterre où il mena avec sa famille une vie misérable. Engels en eut lui une perception directe en Angleterre dans les filatures de coton dont son père était l’un des propriétaires.

Face à la situation sociale créée par l’extension rapide du capitalisme, l’un et l’autre ne cessèrent de montrer la nature profonde de l’aliénation. Pour eux, le cœur de celle-ci se situe dans l’exploitation du travail salarié dans la production capitaliste. En même temps, ils ont montré l’origine et le caractère irréconciliable des deux classes bourgeoise et prolétarienne. Leurs avancées théoriques, en particulier l’œuvre monumentale et fondamentale qu’est Le Capital[8], sont intimement liées au travail militant pour organiser le prolétariat.

Pour mesurer la portée de leur action d’organisation du prolétariat en un parti de lutte de classe, nous commencerons par la fin : les hommages rendus à Marx par son ami Engels et de Lénine à Engels lors de leur disparition, ils permettent de mesurer le rôle dirigeant joué par ces deux immenses révolutionnaires. Le 17 mars 1883, Marx décède ; voici ce qu’Engels déclare à son enterrement[9] :

« Ce qu’a perdu le prolétariat militant d’Europe et d’Amérique, ce qu’a perdu la science historique en cet homme, on ne saurait le mesurer. Le vide laissé par la mort de ce titan ne tardera pas à se faire sentir... ».

Engels meurt le 5 août 1895. Lénine s’exprime ainsi à son propos[10] : « Friedrich Engels s'est éteint à Londres le 5 août 1895. Après son ami Karl Marx [...]. Marx et Engels ont été les premiers à montrer que la classe ouvrière et ses revendications sont un produit nécessaire du régime économique actuel qui crée et organise inéluctablement le prolétariat en même temps que la bourgeoisie; ils ont montré que ce ne sont pas les tentatives bien intentionnées d'hommes au cœur généreux qui délivreront l'humanité des maux qui l'accablent aujourd'hui, mais la lutte de classe du prolétariat organisé. Marx et Engels ont été les premiers à expliquer, dans leurs œuvres scientifiques, que le socialisme n'est pas une chimère, mais le but final et le résultat nécessaire du développement des forces productives de la société actuelle. »

Dans son livre La pensée de Karl Marx, Jean-Yves Calvez[11] confirme cette appréciation de la portée militante révolutionnaire de K. Marx : « Le matérialisme historique apparaît comme l’expression au plan de la théorie, du mouvement effectif du prolétariat et du communisme. » Et il ajoute : « À ce mouvement Marx se donne tout entier : le passage à l’action s’effectue au nom même de la méthode qui s’est dégagée de son évolution intellectuelle... Mais autant il refuse de s’en tenir à une théorie éloignée de l’action, autant il va refuser une action inorganique, orientée par de simples exigences sentimentales ».

Eleanor Marx[12], à l’occasion du 70e anniversaire de F. Engels, écrit : « Ces deux hommes [Marx et Engels], en effet, ne se sont pas contentés d’être des chefs intellectuels, des théoriciens, des philosophes vivant isolés et à l’écart de la vie ouvrière; ils ont toujours pris part à la lutte, au premier rang, soldats de cette révolution dont ils formaient l’état-major ».

Il est donc possible d’affirmer que Marx et Engels se sont tenus toute leur vie auprès et dans le mouvement ouvrier dans sa tâche libératrice. C’est ce que nous allons illustrer au cours de cette lecture en éclairant leur activité politique autour de quelques événements décisifs du xixe siècle.

I. Les révolutions bourgeoises en Europe

Les révolutions bourgeoises en Europe couvrent la période de 1830 à 1852, où la condamnation des communistes de Cologne[13] fait, selon F. Engels, « tomber le rideau sur la première période du mouvement ouvrier autonome allemand[14] ». En Allemagne, la période de 1830 à 1870 est marquée par le développement industriel. Des entreprises comme AEG et Siemens voient le jour. Le déclin du travail artisanal, la naissance d’un prolétariat industriel nombreux, les mauvaises conditions de travail, le chômage, la pauvreté, l’augmentation des prix due à de mauvaises récoltes conduisent à des soulèvements : les tailleurs, qui se soulèvent en 1830, constitueront une partie importante de l’émigration révolutionnaire allemande en Europe et en Amérique ; les ouvriers de l’industrie en 1835, puis la révolution dite des « pommes de terre » en 1847. Tout cela constitue le terreau de la révolution allemande de 1848-1849. Face aux soulèvements d’unité et d’indépendance nationale de la bourgeoisie démocratique, quelques concessions sont consenties, mais rapidement abrogées. Marx et Engels, qui sont à Cologne, participent activement à la révolution allemande de 1848. Engels prend part à l’insurrection d’Elberfeld (Wuppertal). Après l’écrasement du soulèvement, il rejoint la révolution en Bade.

Engels[15] livre une analyse sans indulgence des causes de l’échec des révolutions de 1848 en Europe : « Une défaite aussi insigne que celle subie par le parti révolutionnaire ou plutôt les partis révolutionnaires ne saurait s'imaginer. Mais qu'est-ce à dire ? La lutte de la bourgeoisie britannique pour la suprématie sociale et politique n'a-t-elle pas embrassé 48 ans, celle de la bourgeoisie française 40 ans de lutte? Et leur triomphe fut-il jamais aussi proche qu'à l'heure même où la monarchie restaurée se croyait plus solidement établie que jamais ? Les temps sont passés, il y a beaux jours, où la superstition attribuait les révolutions à la malveillance d'une poignée d'agitateurs. Tout le monde sait, à l'heure présente, que derrière toute convulsion révolutionnaire il doit exister quelque besoin social que les institutions surannées empêchent de satisfaire. Ce besoin peut ne pas se faire sentir assez profondément, assez généralement encore pour assurer un succès immédiat, mais toute tentative de le réprimer par la violence ne fera que le faire repousser avec plus de force jusqu'à ce qu'il brise ses entraves. Si donc nous avons été battus, tout ce que nous avons à faire, c'est de recommencer par le commencement, et l'intervalle de répit, de courte durée, qui nous est accordé entre la fin du premier et le commencement du second acte, nous laisse le temps, heureusement, pour une besogne des plus utiles : l'étude des causes qui nécessitèrent tout ensemble la récente révolution et sa défaite; causes que l'on ne doit pas chercher dans les efforts, talents, fautes, erreurs ou « trahisons » de quelques-uns des chefs, mais dans l'état social général et la condition d'existence de chacune des nations bouleversées ».

Engels montre ici que la question des réalités objectives qui fondent les rapports sociaux est la condition nécessaire de toute transformation révolutionnaire. Cette thèse s’oppose aux visions idéalistes qui ne prennent pas en compte ces réalités, pour leur substituer des critères moraux. Pour Marx et Engels, les révolutions ne modifient pas le cours du développement historique, elles en accélèrent le rythme. Marx les nomme « les locomotives de l’histoire[16] ».

À propos de la révolution nationale en février 1848 en Allemagne, le conseil central de la Ligue Allemande des Communistes publia un document qui énumère les revendications de ce groupe. Il est rédigé entre autre par K. Marx, K. Schapper, H. Bauer, F. Engels, J. Moll et W. Wolff. Son point n° 1 indique : « L’Allemagne entière sera proclamée République une et indivisible ». La conclusion du texte montre clairement qu’il s’agit de créer les conditions d’une alliance avec la petite bourgeoisie et avec la bourgeoisie libérale : « Il est de l’intérêt du prolétariat, des petit-bourgeois et petits cultivateurs allemands d’œuvrer de toute leur énergie à la réalisation des mesures ci-dessus annoncées [celles de la déclaration en 17 points][17]». Après Le 18 brumaire et La Commune de Paris, on notera un changement significatif de position où l’appel à l’alliance de classe s’efface au profit d’une affirmation nettement marquée de l’indépendance d’action du parti prolétarien.

En France, les révolutions de 1830 et 1848 voient l’émergence des idées socialistes au coté de celles de la bourgeoisie républicaine. Cette séquence se termine par le coup d’état du 18 brumaire 1851 et la formation du Second Empire, le développement d’une bourgeoisie puissante avec un capitalisme industriel dans les domaines des mines, de la métallurgie et du textile ainsi que la consolidation et l’extension de la colonisation.

C'est en Angleterre au dernier tiers du xviiie siècle qu'est née la grande industrie. Son essor fut si prompt et eut de telles conséquences qu'on a pu le comparer à une « révolution ». Une conjonction d'avancées techniques réalisées dans deux branches pilotes, avec la mécanisation de la filature du coton et la maîtrise de la technologie de la houille acquise par la métallurgie anglaise au terme de longs tâtonnements, a donné le signal des transformations décisives. La prééminence anglaise est si grande dans le domaine de la métallurgie et des mines que les industriels français vont en Angleterre s’enquérir des avancées techniques et font venir des ouvriers et techniciens anglais pour mettre en route ces nouvelles techniques. Par exemple, à Decazeville, cité industrielle de l’Aveyron qui s’est développée au xixe siècle, les maîtres des forges firent venir des ouvriers et spécialistes anglais pour mettre à feu des hauts fourneaux fonctionnant à la houille alors que jusque là on utilisait le charbon de bois. À cette occasion fût construite une cité ouvrière qui porte le nom de Cité des Anglais. Elle existe toujours.

Dans cette période les bouleversements qui s’opèrent sont, selon Jean-Yves Calvez[18], les plus profonds et les plus rapides de l’histoire de l’Humanité. Il s’agit d’un mouvement général de transformation de la vie économique, la formation d’un prolétariat dont la misère a été décrite en particulier par F. Engels en 1844 dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre[19], mais aussi en France par Louis-René Villermé (1782-1863)[20] et par bien des romanciers du xixe siècle. Dans cette période, il se produit une formidable accumulation de capitaux. En un demi-siècle, la population de l’Europe s’est accrue de 200 à 300 millions d’habitants, l’urbanisation s’est accélérée et elle est passée, de 1850 à 1870, de 50 % à 70 % en Grande Bretagne, qui est en tête du mouvement. Ainsi la population londonienne est de 2.362.000 millions d’habitants en 1851, Paris en compte un million en 1848.

Ce mouvement est inégal d’un pays à l’autre, il est marqué par des crises qui le secouent régulièrement. Celle de 1857 a été particulièrement grave. Les caractéristiques de ces crises c’est d’être en interaction profonde à l’échelle mondiale. Rapidement, le développement des monopoles et la colonisation vont entraîner la formation du système impérialiste que V. I. Lénine[21] a si bien caractérisé dans sa brochure L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Tout au long de cette période, et nous pouvons dire tout au long de leur vie militante, Marx et Engels n’auront de cesse de se battre pour que s’affirme la place du prolétariat organisé en parti politique dans les révolutions qui vont reconfigurer l’Europe, et la distinction entre révolution bourgeoise et révolution prolétarienne.

II. La transformation de la Ligue des justes en Ligue des communistes

L’amitié et la collaboration entre Marx et Engels commence en 1844 sur la base d’un accord profond sur la nature et l’évolution de la production capitaliste, la lutte des classes et le mouvement socialiste. Ils se reconnaissent comme communistes et n’ont comme objectif que celui de travailler pour la transformation révolutionnaire de la société.

À cette époque, les organisations se réclamant du socialisme sont caractérisées par un grand sectarisme et une théorie imprécise nourrie d’idéalisme. Que l’on songe à un Etienne Cabet (1788-1856), qui proposait de faire émigrer 20.000 prolétaires aux Amériques pour y construire la société idéale. Pour ceux qui aiment le cinéma, dans le dernier film d’Audiard, Sisters, brothers, un des héros a pour ambition de construire un phalanstère au Texas !

Faire sortir le mouvement de cette gangue primitive et confuse apparaît aux yeux de Marx et Engels comme la question la plus décisive. Pour eux, il fallait à la fois une approche théorique basée sur la compréhension de la nature même de l’aliénation du prolétariat et la construction d’une organisation politique capable de mener dans des conditions objectives données à la victoire du prolétariat en tant que classe.

Cette théorie scientifique basée sur le matérialisme dialectique et historique, en rupture avec toutes les formes d’idéalisme, ils la construisent à partir d’un aller-retour permanent entre théorie et pratique. Elle met en lumière ce que tous et en particulier les économistes bourgeois s’employaient à masquer : la nature de l’exploitation capitaliste qui résulte de l’achat de la force de travail traitée comme une marchandise et du prélèvement de la plus-value engendrée par le travail.

Marx et Engels rejettent toute vérité absolue. Pour eux, figer une catégorie économique comme la propriété conduit, comme le fait Proudhon, à la considérer comme une vérité immuable alors qu’elle n’est qu’une étape du développement de la vie économique et sociale.

Nous ne traiterons ici que de la critique de Proudhon au travers de l’ouvrage Misère de la philosophie, réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon[22] (1847). Selon Franz Mehring[23], les débats qui opposèrent Marx à Weitling et Proudhon furent « plus importants quant au fond que les critiques à laquelle il a soumis les philosophes post-hégéliens et les socialistes  vrais[24] ».

C’est dans cette critique contre Proudhon que Marx développe pour la première fois l’idée du matérialisme historique.

Que dit donc Proudhon ? Tout d’abord, observons qu’il rejette la dialectique hégélienne (thèse, antithèse, synthèse) ; pour lui, « La formule hégélienne n’est une triade[25] que par le bon plaisir ou l’erreur du maître, qui compte trois termes là où il n’y en existe véritablement que deux, et qui n’a pas vu que l’antinomie ne se résout point, mais qu’elle indique une oscillation ou antagonisme susceptible seulement d’équilibre ». Proudhon en tire la conclusion suivante : « Pour que le pouvoir social agisse dans sa plénitude il faut que les forces en questions dont il se compose soient en équilibre... Cet équilibre doit résulter du balancement des forces agissant les unes sur les autres en toute liberté et se faisant mutuellement équation ».

C’est là une magnifique définition de la collaboration de classe. À aucun moment, la question d’en finir avec le système d’exploitation capitaliste n’est posée ! Marx ne se prive pas de classer Proudhon parmi les « socialistes bourgeois ». Il les définit ainsi : « Les socialistes bourgeois veulent les conditions de la société moderne sans les luttes et les dangers qui en découlent nécessairement; ils veulent la société actuelle après l’élimination des éléments qui la révolutionnent et la désagrègent. Ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat... Ils s’efforcent de dégoûter la classe ouvrière de tout mouvement révolutionnaire ». Ainsi, si le petit bourgeois Proudhon opte pour le soutien mutuel des termes antagonistes, la classe ouvrière et la bourgeoisie, Marx et Engels eux optent pour la solution révolutionnaire, c’est à dire l’expropriation du capital. Ainsi, dans la critique des positions de Proudhon est posée clairement l’alternative fondamentale entre collaboration et lutte de classe.

Dans Misère de la Philosophie[26], K. Marx insiste longuement sur le caractère historique et transitoire des rapports sociaux comme des idées : « Il y a un mouvement continuel d’accroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les idées; il n’y a d’immuable que l’abstraction du mouvement. » Plus loin, dans la septième observation qu’il fait au travail de Proudhon, il note que ce dernier donne pour chaque rapport économique un bon et un mauvais côté. Si l’on supprime le mauvais côté, ici le prolétariat, par différents subterfuges, alors l’antagonisme de classe disparaîtrait. Marx montre que cette approche est invalide au sens où elle nie que le prolétariat naît de rapports sociaux déterminés à un certain degré de développement des forces productives et qu’il est précisément la force motrice du dépassement de la contradiction. Au fond, écrit-il, Proudhon « ne voit dans la misère que la misère, sans y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne ».

Soulignons que cette critique de Proudhon est très riche d’enseignements aujourd’hui. En effet, si l’on analyse les positions réformistes visant à l’égalité, telles qu’une meilleure répartition des richesses, un autre partage de la valeur, une Europe sociale et humaine, une mondialisation sans mauvais côté – ce que certains traduisent par « démondialisation », alors que le développement des forces productives dessine une nouvelle et ample division internationale du travail, sous la houlette des monopoles et conduit à une croissance mondiale du prolétariat – on arrive à des raisonnements qui ont comme conclusion logique qu’il y aurait un bon côté du capitalisme considéré comme catégorie intemporelle.

Dans ce sens, la Confédération Européenne des Syndicats parle même de conflit entre le capitalisme productif et ce qu’elle appelle l’« économie-casino », à savoir la finance. Par ce biais, à l’antagonisme de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat, la CES substitue un antagonisme au sein du capital que de saines mesures politiques et économiques pourraient dépasser. Nous sommes dans la même problématique avec l’économie dite verte contre celle qui serait carbonée, conflit qui dépasserait et se substituerait à la lutte des classes. Des hommes politiques en vue comme Mélenchon entendent eux aussi se passer du prolétariat. Dans son livre L’heure du peuple, il écrit[27] : « [...] C’est le peuple qui prend la place qu’occupait hier la ‘‘classe ouvrière révolutionnaire’’ dans le projet de la vieille gauche » ; et, plus loin : « Ce n’est donc pas dans l’entreprise ni autour des revendications corporatives des salariés qu’éclatent les processus révolutionnaires de notre époque ».

Voilà donc bien notre proudhonnisme moderne !  De telles démarches, idéalistes quant au fond, nous ramèneraient, ce qui est absurde, à une étape antérieure du développement historique,  celle où le prolétariat n’existait pas. Il s’agit d’une utopique « machine à remonter le temps » qui a pour fonction, bien réelle, de désarmer le prolétariat dans son combat de classe.

Au début de 1846, Marx, Engels et quelques autres créent le premier « Comité de Correspondance Communiste ». Ce n’est pas un parti ; ce groupe prend la forme d’un réseau. Le comité de Bruxelles comptera une vingtaine de membres auxquels s’associent à Londres les dirigeants chartistes Jones et Harney au printemps 1846.

En mai, Marx, Engels et Gigot écrivent au nom du comité à Proudhon en espérant qu’il devienne correspondant du comité pour la France. Proudhon oppose une fin de non recevoir à leur sollicitation. La réponse éclaire sur son orientation, qui préfère à la révolution « une combinaison économique » ; cela s’articule sur les thèses que l’on retrouve dans Philosophie de la misère et qui sont, nous l’avons vu, les bases même de la collaboration de classe. Notons qu’à cette époque Marx et Engels n’ont pas totalement rompu avec l’idée de révolution bourgeoise démocratique comme préalable à la révolution prolétarienne. C’est encore une illustration du fait que Marx et Engels s’attachent à construire leurs positions à partir des réalités et non à partir d’un schéma préétabli.

Le conflit avec Wilhelm Weitling, qui a une influence importante sur les immigrés allemands, se termine par une rupture brutale. Weitling, qui joue la carte ouvriériste, assimile intellectuels et bourgeois, ce qui lui vaudra une réplique violente de Marx. Lors d’un comité, il dit en citant Spinoza : « L’ignorance n’a jamais servi de rien à personne ».

Dans cette période, Marx et Engels sont attelés à un travail d’organisation et d’unité, à Paris et à Bruxelles, autour de l’orientation qu’ils dessinent, de tous les groupes révolutionnaires. Ils essaient d’arracher à l’influence des idéalistes les éléments prolétariens convaincus de la nécessaire lutte de classe et du besoin d’une théorie révolutionnaire. Ce travail, qui transparaît dans leur correspondance, est tout sauf simple.

Chaque succès dans le ralliement à leurs thèses est un travail sans cesse remis en cause par les contre-offensives des éléments petits bourgeois qui ne se détachent pas d’une vision morale, sentimentale, voire complotiste de la lutte et qui de fait désarment l’avant-garde ouvrière. Marx et Engels mènent cette bataille avec une grande fermeté sur le fond, tout en essayant par une tactique de compromis de rallier les éléments hésitants. Pour ne citer qu’une lettre d’Engels à Marx à propos de ce combat, je choisirai celle d’octobre 1846[28] : « [...] J’espère venir à bout des ‘‘Straubinger’’[29] d’ici. Les bonhommes sont, il est vrai, d’une ignorance crasse et nullement préparés à leur situation sociale... Grün[30] a fait un mal énorme. Toutes les idées bien nettes de ces pauvres diables, il les a transformées en simples rêveries, en aspirations humanitaires etc. [...] Il leur a farci la tête de vagues tirades empruntées aux littérateurs et à la petite bourgeoisie [...]. Il règne ici une confusion sans pareille. Je viens d’envoyer à Harney une légère attaque contre le caractère pacifique des ‘‘Démocrates Fraternels’’ ; mais je lui dit en même temps de rester en relations avec vous ».

Au printemps 1847 Marx et Engels furent chargés de rédiger le Manifeste du parti.

En juin 1847, la « Ligue des Justes » fondées par des réfugiés allemands en 1836 et qui regroupait les éléments les plus révolutionnaires, pour la plupart prolétarien, se transforme en « Ligue des Communistes ». Cette transformation radicale est le résultat d’un processus dans lequel Marx et Engels jouent un rôle politique important. Voici ce qu’en dit Engels[31] : « [...] Notre intention n'était nullement de chuchoter, au moyen de gros volumes, ces nouveaux résultats scientifiques aux oreilles du monde savant. Au contraire. Tous deux, nous étions déjà profondément engagés dans le mouvement politique, nous comptions un certain nombre de partisans parmi les intellectuels, dans l'Ouest de l'Allemagne notamment, et nous étions largement en contact avec le prolétariat organisé. Nous avions l'obligation de donner à notre conception une base scientifique. Mais il ne nous importait pas moins de gagner à notre conviction le prolétariat européen, à commencer par celui d'Allemagne. »

Et il ajoute : « Toutes ces circonstances contribuèrent à l'évolution qui, sans bruit, s'accomplissait au sein de la Ligue et notamment parmi les dirigeants de Londres. Ils se rendaient de plus en plus compte que l'ancienne conception du communisme, tant du simple communisme égalitaire des Français que du communisme préconisé par Weitling, était insuffisante. Weitling avait essayé de ramener le communisme au christianisme primitif... Constatant que les anciennes idées théoriques ne tenaient plus debout, constatant en outre qu'elles conduisaient dans la pratique à de véritables aberrations, on comprenait tous les jours davantage à Londres qu'avec notre nouvelle théorie nous étions, Marx et moi, dans le vrai... Bref, au printemps 1847, [...] Moll s'en fut trouver Marx à Bruxelles et vint ensuite me voir à Paris, pour nous inviter, au nom de ses compagnons et à plusieurs reprises, à entrer dans la Ligue. Ils étaient, nous disait-il, convaincus de l'exactitude absolue de notre conception autant que de la nécessité de soustraire la Ligue aux anciennes formes et traditions de conspiration. Si nous voulions adhérer, on nous donnerait l'occasion, dans un congrès de la Ligue, de développer notre communisme critique dans un manifeste, qui serait ensuite publié comme manifeste de la Ligue; et nous pourrions également intervenir afin de remplacer l'organisation surannée de la Ligue par une organisation nouvelle, telle que la réclamaient l'époque et le but poursuivi [...]. On nous invitait nous-mêmes à collaborer à la réorganisation. Pouvions-nous refuser ? Évidemment, non ».

C’est par la phrase « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes »[32] que commence le Manifeste du Parti Communiste, publié en 1848. En pleine éclosion des révolutions démocratiques et nationales, en Europe et tout particulièrement en France, avec une dimension prolétarienne. Ce Manifeste a pour ambition de poser les fondations solides de la lutte du prolétariat dans le renversement de l’ordre bourgeois et la construction d’une société sans classe.

Marx et Engels partent de l’analyse de l’évolution des rapports sociaux et notent qu’à l’époque de la bourgeoisie, « la société entière se scinde de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes qui s’affrontent directement: la bourgeoisie et le prolétariat ». Ils analysent la nature du développement du capitalisme, son expansion mondiale et sa concentration. Ce développement du capitalisme engendre la formation du prolétariat et sa croissance ; il pose les bases des organisations de défenses ouvrières pour lutter contre l’exploitation, mais, notent-ils : « De temps en temps, les ouvriers triomphent ; mais pour un temps seulement. Le véritable résultat de leurs luttes n’est pas ce succès immédiat, mais l’union de plus en plus large des travailleurs ». Marx et Engels posent à la fois les limites de la seule action économique du prolétariat et les prémices de sa nécessaire constitution en classe et « par suite en parti politique ».

Cette question de l’existence et de l’action du parti de la classe ouvrière est donc centrale pour mener la guerre contre la classe bourgeoise et s’emparer du pouvoir en tant que classe émancipatrice. Car Marx et Engels font observer « Toutes les classes qui, dans le passé, se sont emparées du pouvoir essayaient de consolider la situation déjà acquise en soumettant l’ensemble de la société aux conditions qui leurs assuraient leur revenu. Les prolétaires ne peuvent s’emparer des forces productives sociales qu’en abolissant le mode d’appropriation... en vigueur jusqu’à nos jours ». En clair, il ne peut pas y avoir de changement au bénéfice des prolétaires sans abattre la propriété capitaliste et prendre tout le pouvoir détenu par la classe bourgeoise.

Dans un développement ultérieur, Marx et Engels s’attachent à montrer la nature de la propriété capitaliste et ils interrogent : « Le travail salarié, le travail du prolétaire, crée pour lui de la propriété ? Nullement, il crée le capital, c’est à dire la propriété qui exploite le travail salarié, et qui ne peut s’accroître qu’à la condition de produire du nouveau travail salarié, afin de l’exploiter à nouveau ». Ainsi, il ne peut y avoir de rupture avec l’exploitation de l’homme par l’homme sans mettre fin au système capitaliste lui-même.

Le Manifeste, s’il montre le caractère universel du système capitaliste, n’en insiste pas moins sur le fait que c’est d’abord sa bourgeoisie nationale que le prolétariat doit vaincre. Il doit « s’ériger en classe nationale, se constituer lui-même en nation ». Et il ajoute : « Dans la mesure où est abolie l’exploitation d’un individu par un autre, est abolie également l’exploitation d’une nation par une autre ».

Marx et Engels terminent le Manifeste par une proclamation de lutte : « Les communistes se refusent à masquer leurs opinions et leurs intentions. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent devant une révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez vous ! »

Les révolutions de 1848, qui représentèrent un espoir démocratique et social, refluèrent partout et la répression porta des coups très durs au mouvement prolétarien. Marx et Engels analysent cette situation et en tirent la conclusion que le changement révolutionnaire n’est pas conditionné par la volonté ni l’organisation mais nécessite des conditions objectives et que l’action politique doit tenir compte de ces réalités. Sur ce point, ils se trouvèrent en désaccord avec bon nombre de militants et l’on peut dire relativement isolés. La Ligue Communiste est dissoute quelques années plus tard, en 1852, sur la proposition de K. Marx.

La correspondance Marx Engels éclaire sur les raisons qui ont poussé Marx à cette dissolution. Le 11 février 1851, Marx écrit à Engels[33] à propos d’un meeting tenu à Tottenham Court road, auquel participait entre autre Louis Blanc : « [...] Je me plais à l’isolement public et authentique où nous deux nous nous trouvons à cette heure. Cet isolement répond tout à fait à notre position et à nos principes. Le système a cessé maintenant qui consistait à se faire des concessions réciproques, à tolérer, par politesse, des faiblesses, à se partager avec ces ânes, devant le public, le ridicule qui rejaillit ».

À quoi Engels lui répond le 13 février[34] : « Une fois de plus – et depuis longtemps pour la première fois – nous avons l’occasion de montrer que nous n’avons besoin ni de popularité ni du ‘‘support’’ d’un parti quelconque... Désormais, nous ne sommes plus responsables que de nous mêmes ; et, le moment venu où ces messieurs auront besoin de nous, nous serons en situation de pouvoir dicter nos propres conditions... Nous pouvons toujours, quant au fond, être plus révolutionnaires que ces faiseurs de phrases, parce que nous avons appris quelque chose, tandis que eux n’ont rien appris, que nous savons ce que nous voulons, tandis que eux ne savent pas... »

III. La création de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT)

La question internationale est venue très tôt dans le développement du mouvement ouvrier. C’est en effet une question vitale pour la lutte émancipatrice du prolétariat. Si les travailleurs doivent abolir la concurrence dans leurs propres rangs pour s’opposer à la puissance du capital, ils doivent aussi faire cesser la concurrence entre les classes ouvrières des différents pays. À ce propos Franz Mehring souligne[35] : « Cette compréhension [de la question internationale] a été rendue considérablement plus difficile par les circonstances mêmes dans lesquelles le mouvement ouvrier européen a dû faire ses premiers pas : alors que la tendance internationale s’était faite entendre dès l’origine, ses débuts ont coïncidé et se sont entremêlés de mille manières avec la fondation de grands États nationaux, à quoi tendait précisément le mode de production capitaliste ». Ainsi, si en France la révolution de 1848 vit se confronter la bourgeoisie et le prolétariat, en Allemagne et en Italie elles furent des combats pour l’indépendance nationale. Il faut mesurer que ces facteurs objectifs pesèrent lourd dans le développement de l’Internationale.

L’AIT naît le 28 septembre 1864 à Saint-Martin’s Hall à Londres. L’idée d’une telle association prend naissance en 1862, d’ouvriers français, parmi lesquels H. Tolain[36] envoyés à Londres lors de l’exposition universelle pour étudier l’industrie anglaise et de leur rencontre avec des ouvriers anglais. H. Tolain est un ouvrier ciseleur parisien. Il est à l’origine du « Manifeste des soixante » qui est la première manifestation politique autonome du prolétariat parisien. Si les revendications avancées sont de nature sociale et professionnelle, rien dans ce manifeste ne met en cause le système capitaliste.

Il faut se rappeler que l’Angleterre est en avance dans le développement de la grande industrie moderne. Les dirigeants français, nous sommes sous l’Empire, et Napoléon III sont très attentifs à ce développement pour créer des entreprises compétitives sur les marchés internationaux en pleine expansion. Une partie de la bourgeoisie industrielle mesure la nécessité que les salariés soient attachés à l’entreprise et non plus des semi-ruraux qui viennent à l’usine en dehors des grandes périodes de travail à la campagne. De ce besoin découle une politique de contrôle et d’intégration de la classe ouvrière. Cette intégration des salariés aux stratégies de développement du capital qui constitue la racine de la collaboration de classe s’appuie donc sur des réalités objectives et non sur des critères moraux. La « philanthropie » bourgeoise n’est que l’emballage chargé de masquer l’exploitation du salariat par la classe capitaliste et d’en justifier la domination. Notons aussi que la culture des sentiments religieux concours à cette démarche et sera plus tard formalisée par des encycliques papales consacrées au travail, tandis que des organisations philanthropiques confessionnelles, basées sur la collaboration de classe, voient le jour.

L’un des exemples les plus significatifs dans ce domaine est celui de Jean-Baptiste Godin[37] et de son « familistère de Guise ». Avoir des ouvriers disciplinés, formés et ponctuels c’est bien l’objectif du paternalisme patronal pour empêcher la formation d’une conscience de classe. Cela n’a rien à voir avec la morale et la charité. De ce point de vue le futur Napoléon III avait donné le ton avec son ouvrage, L’Extinction du Paupérisme[38]. On retrouve des témoignages importants de ces politiques patronales : dans le logement, les caisses de secours, dans l’histoire de bassins industriels miniers et métallurgiques qui émergent en France au XIXe siècle. Je ne citerai que ceux que je connais le mieux dans le sud à Decazeville (1833), dans le Nivernais-Berry à Guérigny, Grossouvre, la Machine, au Creusot[39], qui furent des centres importants du développement de l’industrie métallurgique et minière en France.

1864 fut, pour le mouvement ouvrier international, une année charnière : Lassalle meurt en ayant mis sur les rails un véritable parti socialiste allemand. Henry Tolain publie le Manifeste des Soixante ; Proudhon écrit De la Capacité politique des classes ouvrières[40]. Nous en retiendrons trois aspects :

  1. La classe ouvrière est arrivée à la conscience d’elle-même « au point de vue de ses rapports avec la société et avec l’État », dit-il ; « comme être collectif, moral et libre, elle se distingue de la classe bourgeoise ».
  2. Elle possède une « idée », une notion « de sa propre constitution », elle connaît « les lois, conditions et formules de son existence ».
  3. Mais Proudhon s’interroge pour savoir si « la classe ouvrière est en mesure de déduire, pour l’organisation de la société, des conclusions pratiques qui lui soient propres ». Il répond par la négative : « la classe ouvrière n’est pas encore en mesure de créer l’organisation qui permette son émancipation ».

La création de l’AIT montre à quel point Proudhon s’est trompé.

Lors du meeting de Saint-Martin's Hall sont adoptées les grandes lignes du projet que Tolain a développé dans son texte. Karl Marx a assisté à ce meeting. Il n’y a pas pris la parole. On lui avait demandé un représentant des ouvriers allemands qui pût parler. Il propose Eccarius qui, écrit-il[41]« a été excellent dans son rôle; et j'ai assisté à la réunion comme personnage muet sur l'estrade... Les Parisiens, de leur côté, envoyèrent une délégation à la tête de laquelle était Tolain, le candidat ouvrier lors de la récente élection à Paris, un homme très bien: ses camarades aussi étaient des garçons tout à fait bien ».

Dans leur Anthologie du syndicalisme français 1791-1968[42], Jean Magniadas, René Mouriaux et André Narritsens affirment : « Karl Marx est chargé de rédiger l’adresse inaugurale » de l’AIT. Tout paraît donc simple. En réalité, les choses sont plus complexes et Marx en donne sa propre version dans une lettre adressée à Engels le 4 novembre 1864 : « [...] Au meeting on décida de fonder une Association ouvrière internationale [...] ; on désigna un comité provisoire [...] de vieux chartistes, de vieux Owenistes etc. ; pour l’Angleterre ; le major Wolff, Fontana et d’autres italiens [...] Le Lubez etc. pour la France ; Eccarius et moi pour l’Allemagne. Jusque là tout va bien [...] on désigna une sous commission pour rédiger une déclaration de principes ». Marx n’assiste pas aux trois premières réunions. La « déclaration des principes » soumise par Le Lubez fut adopté par la sous-commission pour être soumise au Comité Général du 18 octobre. Marx y est présent sur l’insistance d’Eccarius. Voici ce qu’il en dit : « [...] Je fus réellement effrayé d’entendre le bon Le Lubez donner lecture d’un préambule horriblement pompier, mal écrit, insuffisamment digéré, prétendant être une déclaration de principes, où l’on voyait partout percer Mazzini, enveloppé dans des bribes extrêmement vagues de socialisme français [...]. Je fis une légère opposition, et après de longues discussions Eccarius proposa que le sous-comité remît sur le chantier la question de sa rédaction. Par contre les sentiments contenus dans la déclaration de Le Lubez furent votés [...]. J’étais fermement décidé à ne pas laisser subsister une seule ligne du projet. Pour gagner du temps, je proposai de discuter des statuts avant de rédiger le préambule ». De guerre lasse, le sous-comité finit par confier à Marx la rédaction du projet : « [...] Je modifiai tout le préambule. J’éliminai la déclaration des principes et remplaçai les 40 articles par 10 [...] ». À la séance du Comité Général l’adresse revue et réécrite par Marx sera adoptée à l’unanimité. À ce propos, Marx note : « Il était très difficile, dans la rédaction, de formuler notre opinion de façon à la rendre acceptable pour le point de vue actuel du mouvement ouvrier [...]. Il se passera du temps avant que le réveil du mouvement permette l’ancienne audace de langage ». Il fait ici référence au manifeste du parti Communiste.

Cette lettre reflète bien la confusion régnant et le peu d’illusion que Marx a des possibilités, comme il dit, d’une « ancienne audace de langage ». Sa conclusion, « il faut être ‘‘fortiter in re, suaviter in modo’’ » (« une main de fer dans un gant de velours »), résume bien la dimension tactique de Marx pour que l’essentiel soit acquis qui ne dénature pas durablement le contenu de classe de l’AIT.

Ainsi, donc, Marx a pris en main la rédaction de l’adresse inaugurale[43] de l’AIT. Elle commençait par une description de la situation du prolétariat. Elle constatait que de 1848 à 1864, la misère des masses travailleuses n’a pas diminué quand dans le même temps, il y a eu une croissance sans précédent de l’industrie et du commerce. En bref, le développement des forces productives n’a fait qu’exacerber les contradictions sociales. L’adresse se penchait sur les défaites du mouvement ouvrier et elle en analysait les causes. Elle discutait des luttes et des succès obtenus dans la réduction du temps de travail, tout en montrant les limites de l’action revendicative. Elle concluait par la nécessité de la conquête du pouvoir politique : « Le grand devoir des classes laborieuses ». C’est cette question de la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière qui fût au cœur des divergences qui s’exprimèrent au sein de l’AIT, en particulier de la part des proudhoniens et des bakouninistes mais aussi des trade-unionistes anglais, qui rejetaient par principe la question politique.

Marx et Engels sont complètement absorbés par la construction et la vie de l’AIT. Ils ne font pas que diriger, ils organisent, se préoccupent de l’activité de chacun et des organisations, des finances et de la propagande. Ils vont jusqu’à organiser le placement des cartes et des timbres. F. Engels écrit en 1872 à P. Laffargue : « Tu n’as pas idée à quel point nous sommes harcelés, car Marx et moi plus un ou deux autres, nous devons tout faire »[44].

Dans l’AIT la bataille politique est difficile, en témoigne le vote sur les statuts et en particulier l’article 7a, qui est une synthèse de la résolution IX adoptée en 1871, à la conférence de Londres et qui fut inclus dans les statuts par décision du congrès de la Haye en septembre 1872, adoptée par 28 voix pour, 13 contre et abstentions et qui stipule : « Dans la lutte contre le pouvoir uni des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes »[45].

Engels, dans une lettre à Théodore Cuno écrite en janvier 1872[46], explique les divergences profondes qui les séparent de Bakounine : « Bakounine a une théorie très particulière, un salmigondis de proudhonisme et de communisme, dans lequel l’essentiel en premier lieu est que pour lui le principal mal à éliminer n’est pas le capital, c’est à dire l’antagonisme de classe entre capitalistes et salariés qui résulte de l’évolution sociale, mais l’État [...]. Bakounine prétend que c’est l’État qui a créé le capital [...] ; supprimez l’État et le capital s’en irait ».

Tout au long de sa correspondance, Marx indique à Engels les progrès et les difficultés de l’organisation de l’AIT. Il se préoccupe des orientations qui influencées par le proudhonisme et l’anarchisme incarné par Bakounine conduisent à freiner voire à contrecarrer l’organisation politique de classe qui est à ses yeux fondamentale pour abattre le capitalisme. Tout au long de l’existence de l’AIT, Marx et Engels ferrailleront contre ces tendances.

La défaite de la Commune va accentuer les divergences au sein de l’AIT. Ces divergences sont alimentées par une profonde contradiction : le besoin de renforcer le rôle de l’Internationale comme élément directeur de la lutte du prolétariat contre une réaction implacable de la bourgeoisie qui entend profiter du rapport des forces pour détruire le mouvement ouvrier révolutionnaire et la nécessité qui s’affirme de mener la lutte politique dans le cadre des Nations, ce qui distant les liens avec un centre directionnel international. Tous les courants non-marxistes, des trade-unionistes aux proudhoniens en passant par les bakouninistes, vont enfoncer le clou menant ainsi au crépuscule puis à la disparition de l’AIT.

Les difficultés politiques émaillent les différents congrès et réunions. C’est pourtant dans cette période, que Marx annonce à Engels qu’il a terminé les corrections de son œuvre majeure : Le Capital[47].

L’acte de décès de l’AIT est formulé par Engels en 1874 dans une lettre à Friedrich Adolph Sorge[48] : « [...] La vieille internationale est complètement finie et elle cesse d’exister et c’est bien ainsi ».

Si les luttes d’orientation au sein de l’AIT signent sa dislocation, ni Marx, ni Engels ne voient là la fin de l’histoire du courant révolutionnaire prolétarien. Dans une lettre à Cuno du 24 janvier 1872, Engels écrit[49] : « Quelle solution envisager ? Marx préconise de laisser l’internationale en sommeil : elle renaîtra un jour ».

Après le congrès de la Haye, où Marx et Engels ont tout fait pour qu’elle puisse continuer, le constat est sans appel : l’AIT a vécu et le transfert du conseil à New-York n’a en réalité que contribué à en accélérer la dislocation. Marx écrit, le 27 septembre 1873, à Sorge[50] : « Les événements et l’inévitable évolution des choses, dans sa complexité pourvoiront eux-mêmes à la résurrection de l’internationale sous une forme améliorée ».

IV La guerre civile en France,

les questions de la prise du pouvoir et de l’État

Deux jours après la semaine sanglante, Marx soumet au Conseil Général de l’AIT, le 30 mai 1871 l’adresse sur « la guerre civile en France »[51]. Il s’agit de l’une des adresses qu’il rédige. Ces adresses sont des textes destinés aux sections et fédérations de l’AIT et également aux journaux de l’époque.

Marx précise que la Commune a mené la bataille même si elle ne savait pas si elle la gagnerait et -dit-il- c’est ainsi qu’il faut agir.

Dans une première partie, il résume les faits : proclamation de la République à Paris le 4 septembre 1870 après la défaite des armées françaises, capitulation de Paris et armistice, prise du pouvoir par le prolétariat le 18 mars 1871, proclamation de la Commune le 22 mars 1871 et en parallèle préparation par Thiers de l’élection d’une Assemblée Nationale habilitée à signer la paix.

Dans la seconde partie, il explique les différentes tentatives de la bourgeoisie et de son gouvernement (Thiers) pour désarmer le prolétariat parisien et détruire la Commune, leur échec et pour finir le « sauve qui peut » à Versailles. Il souligne que l’attitude de la Garde nationale constituée essentiellement d’ouvriers a été purement défensive.

Dans la troisième partie de son texte, Marx décrit ce qu’a été la Commune et ses principales décisions, depuis son élection le 26 mars  jusqu’à sa défaite lors de la semaine sanglante du 21 au 27 mai 1871. Il précise que la Commune entend abolir la propriété capitaliste et foncière et qu’il s’agit de la première prise du pouvoir par le prolétariat. C’est dans cette partie qu’il développe sa position sur l’État (en fait il a déjà abordé cette question dans Le 18 Brumaire) et c’est ce point que je vais développer.

Je ne parlerai pas des sociétés coopératives, bien que ce problème traverse l’œuvre politique de ces deux militants. Cela mériterait une conférence entière. Je dois cependant sur ce point pour vous inciter à approfondir, citer l’adresse inaugurale, adoptée le 1er novembre 1864 par le Conseil Général, adresse (« manifeste inaugural », dans certaines références) comme on l’a dit, que Marx a rédigée lors de la création de l’AIT « pour affranchir les masses travailleuses, la coopération doit atteindre un développement national et, par conséquent, être soutenue par des moyens nationaux. Mais les seigneurs de la terre et les seigneurs du capital se serviront toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs privilèges économiques [...]. La conquête du pouvoir politique est donc devenu le premier devoir de la classe ouvrière »[52]. On en revient au problème de la prise du pouvoir. Mais il reste chez Marx un questionnement sur la façon de passer d’une économie capitaliste à une économie de transition. C’est ainsi qu’il se penche sur les coopératives tout en mettant en évidence les limites y compris en termes très durs. Pour lui le point essentiel est la prise du pouvoir par la classe ouvrière. On peut aussi faire référence aux échanges épistolaires[53].

Pour Marx, la révolution bourgeoise de 1830 transfère le gouvernement des propriétaires terriens, les anciens féodaux, aux capitalistes proprement dits : capitalistes qui sont les adversaires les plus directs des ouvriers. L’antagonisme entre les classes des appropriateurs et celles des producteurs devient plus apparent. « Le pouvoir d’État prenait de plus en plus le caractère d’un pouvoir public organisé aux fins d’asservissement social[54]. » Le caractère répressif de l’appareil d’État est de plus en plus évident. Ainsi en 1848, proclamation de la seconde République, la bourgeoisie a (comme en 1789 et en 1830) besoin des prolétaires. Mais, lorsque ceux-ci veulent faire valoir leurs revendications, la répression contre eux est violente (juin 1848). Le second Empire poursuit cette politique de répression. « La Commune fut la forme positive de cette république » : la République sociale, l’antithèse de l’Empire[55]. »

Dans son adresse à l‘AIT, Marx écrit[56] : « Son véritable secret [de la Commune], le voici : c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail. »

Autrement dit (comme Marx l’écrit[57] également dans une lettre à von Schweitzer du 13 octobre 1868), les prolétaires ne doivent pas utiliser l’État de l’ancienne société à leur profit mais détruire les structures et l’autorité de cet ancien État car il est – répétons-le – un État bourgeois.

On trouve la même idée dans sa lettre à Kugelmann du 12/04/1871 : « La détruire [la machine bureaucratique et militaire] [est la] condition première de toute révolution véritablement populaire sur le continent[58]. »

Marx explique que l’idéologie bourgeoise présente l’État comme au dessus de la société, donc indépendant de cette société d’exploitation. Mais il est l’État de cette société. Briser l’État bourgeois, c’est se donner les moyens de transformer « les moyens de production en simples instruments du travail libre et associé », de supprimer « l’infâme réalité du capitalisme[59] ».

Comment la Commune a-t-elle procédé pour briser l’État bourgeois? « Tandis qu’il importait d’amputer les organes purement répressifs de l’ancien pouvoir gouvernemental, ses fonctions légitimes devaient être arrachées à une autorité qui revendiquait une prééminence au-dessus de la société elle-même[60]. »

Marx explique longuement qu’il ne s’agit pas de la vieille lutte contre les excès de la centralisation mais d’une véritable rupture avec l’État bourgeois moderne en organisant le pouvoir de la classe ouvrière, en détruisant l’autorité et le pouvoir de l’État bourgeois. Il précise que cette destruction du pouvoir d’État ne détruit pas l’unité de la Nation, contrairement à ce qu’affirme la propagande des Versaillais.

Sur ces bases, tout d’abord la Commune est dirigée par des prolétaires ou leurs représentants reconnus par eux. Elle supprime les appareils répressifs, limite le pouvoir des fonctionnaires, rend la justice indépendante du pouvoir politique. Plus précisément :

- Elle remplace l’armée permanente par la Garde Nationale composée essentiellement d’ouvriers.

- Elle décide que conseiller municipaux, juges et policiers sont responsables devant le prolétariat et révocables par celui-ci, de même que tous les fonctionnaires qui sont élus et ne peuvent recevoir un salaire supérieur à celui des ouvriers. Rappelons qu’au xixe siècle tous les fonctionnaires sont nommés par la hiérarchie et responsables devant celle-ci, qui a tout pouvoir de les révoquer.

On perçoit aussi la volonté de la Commune d’agir sur l’idéologie, ainsi, elle décrète la sécularisation des biens du clergé et la suppression de leurs écoles.

La question de la révocabilité et de la responsabilité des élus et des fonctionnaires devant le prolétariat est un point important pour Marx. La hiérarchie bourgeoise perd ainsi son pouvoir et son autorité.

Je dirai peu de chose de la Constitution proposée par la Commune, la Constitution Communale. N’ayant pas été mise sur pied, il est difficile d’en avoir une idée claire. Pour Marx, il s’agit du gouvernement de la classe ouvrière, résultat de sa lutte : « La forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail. »

Pour conclure, Marx regrette la naïveté et la trop grande honnêteté de la Commune de Paris et énonce quelques erreurs (dans ses échanges avec Liebknecht et Kugelmann) :

- Celle de la Garde Nationale qui aurait dû marcher immédiatement sur Versailles, et ne l’a pas fait pour ne pas déclencher la guerre civile, ce que n’ont pas hésité à faire les Versaillais (il explique aussi que les ennemis même armés sont pour l’essentiel épargnés alors que la répression est très violente contre les Communards, ce qu’il juge également être une erreur).

- Seconde erreur : le Comité Central de la Garde Nationale se serait démis trop tôt au profit de la Commune fragilisant la défense armée de celle-ci.

- La Commune n’aurait pas été assez gourmande dans la vente des biens du clergé.

- Elle aurait perdu trop de temps à des bagatelles.

Engels y ajoutera le fait de ne pas prendre les pouvoirs de la banque de France et dans son intervention lors du vingtième anniversaire de la Commune en mars 1891, il explique que la Commune était constituée essentiellement de Blanquistes et de Proudhoniens, ce qui pour lui signifie « que bien des choses ont été négligées sur le plan économique ». Il ajoute que pour réussir, il eut fallu, « avant toute chose, la plus stricte centralisation dictatoriale de tout le pouvoir entre les mains du nouveau gouvernement révolutionnaire »[61]. Dans une lettre à Carlo Terzaghi, il écrit aussi, le 14/01/1872[62] : « C’est le manque de centralisation et d’autorité qui a coûté la vie à la Commune de Paris », autre façon de dire que la Commune a perdu trop de temps pour des choses peu importantes (des « bagatelles », comme dit Marx), et autre façon de faire référence à la dictature du prolétariat.

Cette question de l’État sera reprise dans les critiques de Karl Marx du projet de programme de Gotha, ce qui montre combien elle est importante pour eux

V. La question de la social-démocratie allemande

à travers la critique du programme de Gotha[63]

Il faut, sans entrer dans les détails factuels, rappeler le contexte : industrialisation, émigration interne et externe avec concentration ouvrière, constitution des grandes Nations.

Marx écrit ces critiques en 1875 quelques années après des événements essentiels comme la Commune de Paris (1871), l’unification de l’Allemagne sous domination prussienne (1871), la fin de la première organisation politique internationale du mouvement ouvrier fondée en 1864 (l’AIT sort très affaibli du congrès de La Haye en 1872, le congrès de Genève en 1873 sera un fiasco).

Entre 1872 et 1875, il consacre beaucoup de son temps à la relecture et aux corrections des traductions du Capital : la traduction russe de 1872, la seconde édition en Allemagne en 1873 et surtout la réécriture de la première traduction du livre I en Français. On sent très fortement cet investissement dans toutes ses critiques.      

Les deux partis de la classe ouvrière en Allemagne sont en voie d’unification : l’Association générale des travailleurs allemands (ADAV) a été fondée à Leipzig avec Lassalle en mai 1863. On peut le considérer comme le premier parti politique ouvrier national. Un autre regroupement ouvrier non rallié à Lassalle est créé à Francfort, il s’agit au départ d’une association ouvrière qui deviendra le Parti social démocrate des travailleurs (SDAP) en 1869 à Eisenach avec Bebel et Wilhelm Liebknecht, père de Karl Liebknecht.

La principale source de division entre ces deux partis ouvriers est la question nationale: Lassalle et les Lassaliens voient dans l’unification allemande une victoire de la classe ouvrière, ce sur quoi Bebel et Liebknech sont en désaccord. Le Parti d’Eisenach progresse au détriment de l’ADAV. En 1874, les deux obtiennent des élus au Reichstag.

La répression contribue à les rapprocher et ils signent un compromis d’unification autour d’un projet de programme en février 1875. Bebel de sa prison demande à Engels et Marx leur avis sur ce texte nommé « Programme de Gotha ».

Je ne résiste pas à vous résumer quelques-unes des remarques de Marx afin que vous perceviez la modernité de ce texte peu lu :

- « Le travail source de toutes les richesses ». Non, dit Marx : le travail et la nature, mais surtout les conditions objectives du travail donnent seules du sens aux richesses crées: les salariés ne travaillent qu’avec la permission de ceux qui possèdent.

- Le salaire n’est pas la valeur du travail mais la valeur de la force de travail car le salarié travaille gratuitement pendant un certain temps pour les capitalistes.

- Parmi les classes possédantes, il y a les capitalistes, mais aussi les propriétaires fonciers. Cette classe aussi est exploiteuse. Cette question divise fortement Marx et les Lassaliens qui eux sont prêts à une alliance avec les féodaux contre le capitalisme.

- Les classes moyennes – à l’époque, artisans, petits boutiquiers, paysans… – ne sont pas a priori pour Marx des « masses réactionnaires » avec lesquels on ne peut rien faire.

- Marx critique les partis et organisations qui centrent leur action et leur réflexion sur la question de la distribution car celle-ci est un caractère du mode de production. Pour lui, dans une société capitaliste il ne peut pas y avoir de répartition équitable des richesses créées. C’est encore une question essentielle aujourd’hui avec le mot d’ordre de partage des richesses.

- La question du droit : le droit égal est un mythe dans une société capitaliste. Pour Marx le droit ne peut jamais être plus élevé que l’organisation économique et que le développement civilisationnel.

Quant à l’État, pour Lassalle le suffrage universel transforme la société : l’État qui sortira du suffrage Universel et direct ne serait plus l’État bourgeois mais pour lui un État qui réaliserait le plein épanouissement de la liberté et serait sous la domination du peuple dans son entier[64].

Pour Marx, comme il l’a déjà exprimé dans son adresse de l’AIT sur la Commune de Paris, les États actuels ont tous en commun d’être ceux de la société bourgeoise. Il ne sont pas indépendants. C’est la société actuelle qui fonde l’État présent et cette société est bourgeoise et capitaliste, même si le capitalisme est plus ou moins développé selon les pays. Aussi l’État bourgeois ne peut comme l’exprime Lassalle « supprimer le bénéfice de l’entreprise »[65].

En fait, dit Marx, ce programme manifeste « la croyance au miracle démocratique »[66].

Dans une société capitaliste, l’égalité est un mythe, Marx prend quelques exemples :

- Exiger la même éducation pour tous ? Illusion dit Marx.

- Exiger un impôt progressif ? Illusion aussi dit Marx.

Dans une période de transformation révolutionnaire, entre société capitaliste et société communiste, l’État ne peut être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat.

Droit de vote et République ne suffisent pas, il faut un parti et des syndicats (Trade-Unions) « pour pouvoir ne serait-ce que lutter, la classe ouvrière doit s’organiser chez elle en tant que classe et le territoire immédiat du combat est son pays...mais dans le cadre du marché mondial »[67].

Pour Marx, les auteurs de ce programme mettent à la place de la lutte des classes, la démocratie parlementaire pour renverser le système de production et les rapports sociaux qui vont avec, et à la dictature du prolétariat, ils opposent la démocratie.

Marx affirme qu’il faut un autre État.

Ainsi, dans la préface de 1872 que cosignent Marx et Engels, à une réédition allemande du Manifeste du Parti Communiste, ils écrivent[68] tenant compte des événements historiques de l’époque : « ce programme est aujourd’hui périmé sur certains points ». La Commune notamment, a démontré que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine d’État et de la faire fonctionner pour son propre compte ».

Notons que cette préface écrite au lendemain de la Commune montre bien que la pensée de ces deux militants évolue au fur et à mesure des faits politiques mais sans altérer les principes généraux qui fondent leur action.

En guise de conclusion

En une seule séance de lecture, il était difficile de traiter tous les aspects des vies militantes intimement liées de Marx et Engels. Il est possible de discuter et de critiquer les choix que nous avons faits. Ils se relient à notre conviction que la lutte contre le réformisme et l’opportunisme est essentielle, aujourd’hui comme hier, pour le combat de classe et l’organisation politique du prolétariat pour la conquête du pouvoir.

La pensée de ces deux grands révolutionnaires n’est pas figée et certains évènements ont été déterminants dans l’évolution de leur analyse et de leurs propositions militantes (nous pensons aux journées de Juin 1848 et à la Commune de Paris) elle se construit sur la réalité des rapports de classe.

Si nous sommes convaincus que la répétition de formules ne saurait tenir lieu de stratégie dans un monde qui bouge en accéléré avec une intensité jamais atteinte des affrontements au sein de l’impérialisme, la compréhension de ce que furent les stratégies et tactiques du mouvement prolétarien révolutionnaire au xixe siècle sont pleines d’enseignements utiles.

[1]      Voir la quatrième de couverture du volume Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, de Karl Marx, publié aux Éditions sociales (réédition de 1984).

[2]      Franz Mehring, cité dans : La vie de Karl Marx (1918), réédition de 2018, p. 1364.

[3]      K.Marx-F.Engels, Correspondance, tome VIII, éditions A. Costes, 1934, p.227.

[4]      K. Marx, la lutte des classes en France 1848-1850, Éditions Sociales, 1970.

[5]        Jonathan Sperber, Karl Marx, Homme du XIXe siècle, Piranha, 2017, p. 11.

[6]        F. Engels, note au Manifeste communiste, 1888. Dans Karl Marx, Philosophie, Gallimard, 1994, p. 594.

[7]        https://lesfilmsdelan2.org

[8]        Karl Marx, Le Capital, Éditions Sociales, 1969.

[9]        Friedrich Engels : Sozialdemokrat N° 32, 22 mars 1883, cité par Frantz Mehring, p.1363 : « Ce qu’a perdu le prolétariat militant d’Europe et d’Amérique, ce qu’a perdu la science historique en cet homme, on ne saurait le mesurer. Le vide laissé par la mort de ce titan ne tardera pas à se faire sentir ». De même que Darwin a découvert la loi du développement de la nature organique, de même Marx a découvert la loi du développement de l’histoire humaine, c’est-à-dire ce fait élémentaire voilé auparavant sous un fatras idéologique que les hommes, avant de pouvoir s’occuper de politique, de science, d’art, de religion, etc., doivent tout d’abord manger, boire, se loger et se vêtir : que, par suite, la production des moyens matériels élémentaires d’existence et, partant, chaque degré de développement économique d’un peuple ou d’une époque forment la base d’où se sont développés les institutions d’État, les conceptions juridiques, l’art et même les idées religieuses des hommes en question et que, par conséquent, c’est en partant de cette base qu’il faut les expliquer et non inversement comme on le faisait jusqu’à présent. Mais ce n’est pas tout. Marx a également découvert la loi particulière du mouvement du mode de production capitaliste actuel et de la société bourgeoise qui en est issue. La découverte de la plus-value a, du coup, fait ici la lumière, alors que toutes les recherches antérieures aussi bien des économistes bourgeois que des critiques socialistes s’étaient perdues dans les ténèbres. Deux découvertes de ce genre devraient suffire pour une vie entière. Heureux déjà celui auquel il est donné d’en faire une seule semblable ! Mais dans chaque domaine que Marx a soumis à ses recherches (et ces domaines sont très nombreux et pas un seul ne fut l’objet d’études superficielles), même dans celui des mathématiques, il a fait des découvertes originales. Tel fut l’homme de science. Mais, ce n’était point là, chez lui, l’essentiel de son activité. La science était pour Marx une force qui actionnait l’histoire, une force révolutionnaire. Si pure que fut la joie qu’il pouvait avoir à une découverte dans une science théorique quelconque dont il est peut-être impossible d’envisager l’application pratique, sa joie était tout autre lorsqu’il s’agissait d’une découverte d’une portée révolutionnaire immédiate pour l’industrie ou, en général, pour le développement historique. Ainsi Marx suivait très attentivement le progrès des découvertes dans le domaine de l’électricité et, tout dernièrement encore, les travaux de Marcel Deprez. Car Marx était avant tout un révolutionnaire. Contribuer, d’une façon ou d’une autre, au renversement de la société capitaliste et des institutions d’État qu’elle a créées, collaborer à l’affranchissement du prolétariat moderne, auquel il avait donné le premier la conscience de sa propre situation et de ses besoins, la conscience des conditions de son émancipation, telle était sa véritable vocation. La lutte était son élément. Et il a lutté avec une passion, une opiniâtreté et un succès rares. Collaboration à la première Gazette rhénane en 1842, au Vorwärts de Paris en 1844-48 à la Deutsche Zeitung de Bruxelles en 1847, à la Neue Rheinische Zeitung en 1848-1849, à la New York Tribune de 1852 à 1861, en outre, publication d’une foule de brochures de combat, travail à Paris, Bruxelles et Londres jusqu’à la constitution de la grande Association Internationale des Travailleurs, couronnement de toute son œuvre, voilà des résultats dont l’auteur aurait pu être fier, même s’il n’avait rien fait d’autre. Voilà pourquoi Marx a été l'homme le plus exécré et le plus calomnié de son temps. Gouvernements, absolus aussi bien que républicains, l'expulsèrent ; bourgeois conservateurs et démocrates extrémistes le couvraient à qui mieux mieux de calomnies et de malédictions. Il écartait tout cela de son chemin comme des toiles d'araignée, sans y faire aucune attention et il ne répondait qu'en cas de nécessité extrême. Il est mort, vénéré, aimé et pleuré par des millions de militants révolutionnaires du monde entier, dispersés à travers l'Europe, et l'Amérique, depuis les mines de la Sibérie jusqu'en Californie. Et, je puis le dire hardiment : il pouvait voir encore plus d'un adversaire, mais il n'avait guère d'ennemi personnel. Son nom vivra à travers les siècles et son œuvre aussi ! »

[10]     Lénine : brochure consacrée à F. Engels.

[11]     Jean-Yves Calvez, La pensée de Marx, Éditions du Seuil, 1956.

[12]     Eleanor Marx dans le « Sozial-demokratische Monatsschrift , in F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Éditions Sociales, paris 1971.

[13]     Procès de onze membre de la Ligue des communistes accusés de haute trahison sur la base de faux documents. Les prévenus furent condamnés à des peines allant de trois à six ans de prison.

[14]     Karl Marx, F. Engels, Œuvres choisies, t. III, Les Éditions du Progrès, Moscou 1976, pp 179-197.

[15]     F. Engels, Révolution et contre-révolution en Allemagne (1851-1852).

[16]     K. Marx, Les luttes de classe en France 1848-1850, Éditions Sociales, 1970.

[17]     Marx et Engels élaborèrent le texte de ces revendications entre le 21 et le 29 mars 1848 ; ce fut le programme politique de la Ligue Allemande des Communistes dans la phase bourgeoise de la révolution en                        Allemagne. Pour pour une contribution à l’histoire de la Ligue, voir K. Marx, F. Engels, Le parti de classe, p. 6 (https://www.marxists.org).

[18]     Jean-Yves Calvez, La Pensée de Karl Marx, Éditions du Seuil, 1956.

[19]     Friedrich Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Éditions Sociales, 1961.

[20]     Louis-René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Études et documentations internationales, 1989 (1ère édition 1840) voir                          aussi    https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_René_Villermé.

[21]     V. I. Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme [1917], Éditions du Progrès, Moscou 1969.

[22]     Karl Marx, Misère de la philosophie réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon, Éditions Sociales, 1946.

[23]     Frantz Mehring, Vie de Karl Marx, Édition Syllepse, t. I, p 467.

[24]     Moses Hess, futur théoricien du sionisme, soucieux de transformer la philosophie de Hegel en philosophie de l'action, développe une pensée socialiste préconisant l'instauration d'une société sans propriété                         privée, qui serait une « nouvelle Jérusalem ». La tendance de Hess — que Marx surnomme par la suite, de manière ironique, le « socialisme vrai » — se répand en Allemagne vers 1844, en particulier dans les                  provinces occidentales, témoignant de l'intérêt des milieux intellectuels pour les questions sociales. Mais la littérature issue de ce courant est trop abstraite et inactuelle pour avoir une influence politique directe.                   Les « socialistes vrais », ainsi les nomme ironiquement K. Marx, sont des intellectuels menés en particulier par M. Hess.

[25]     Pour Friedrich Hegel (1770-1834), la dialectique exprime la structure contradictoire de la réalité. La progression de la pensée reconnaît l'imbrication des contradictions (thèse et antithèse), puis révèle un principe                 d'union (synthèse) qui les dépasse.

[26]     Ibid., pp. 96-101.

[27]     Jean-Luc Mélenchon, L’ère du peuple, Arthème Fayard, Pluriel, 2016, p. 86.

[28]     Lettre de F. Engels à K. Marx, dans Œuvre complètes de Karl Marx. Correspondance K. Marx F. Engels, t. I, Alfred Costes Éditeur, 1931, p. 65.

[29]     « Straubinger » : Marx et Engels appellent ainsi les ouvriers qui ont une vision trop corporative, ne reconnaissant comme leurs que « les gens aux mains calleuses ».

[30]     K. Grün était une figure importante du groupe allemand de la « Vormärz » (en Allemagne, la période allant du congrès de Vienne en 1815 à 1848-49 ; on qualifie parfois cette période de Jeune Allemagne), de la philosophie jeune-hégélienne et des mouvements démocratiques et socialistes de l'Allemagne du xixe siècle.

[31]     K. Marx, F. Engels, Œuvres choisies, t. III, Les Éditions du progrès, 1976, pp. 179-197 : « Nous entrâmes donc dans la Ligue. En été 1847, le premier congrès de la Ligue se réunit à Londres. W. Wolff y représentait les communes de Bruxelles et moi celles de Paris. On y mena d'abord à bonne fin la réorganisation de la Ligue. Toutes les anciennes appellations mystiques datant du temps des conspirations furent supprimées, et la Ligue s'organisa en communes, cercles, cercles directeurs, comité central et congrès, et prit dès lors le nom de "Ligue des communistes". "Le but de la Ligue, c'est le renversement de la bourgeoisie, le règne du prolétariat, la suppression de la vieille société bourgeoise fondée sur les antagonismes de classes et la fondation d'une nouvelle société sans classes et sans propriété privée." Tel est le premier article. L'organisation elle-même était absolument démocratique, avec des dirigeants élus et toujours révocables; ce seul fait barrait le chemin à toutes les velléités de conspiration qui exigent une dictature, et transformait la Ligue, du moins pour les temps de paix ordinaires, en une simple société de propagande. Ces nouveaux Statuts -- tel était maintenant le procédé démocratique -- furent soumis aux sections pour discussion, puis débattus à nouveau au deuxième congrès qui les adopta définitivement le 8 décembre 1847...Le deuxième congrès se tint fin novembre et début décembre de la même année. Marx y assista et, dans des débats assez longs, – la durée du congrès fut de dix jours au moins, – défendit la nouvelle théorie. Toutes les contradictions et tous les points litigieux furent tirés au clair ; les principes nouveaux furent adoptés à l'unanimité et l'on nous chargea, Marx et moi, de rédiger le manifeste. Nous le fîmes sans retard aucun. Quelques semaines avant la révolution de février, nous expédiâmes le Manifeste à Londres, aux fins d'impression. Il a fait, depuis lors, le tour du monde ; on l'a traduit dans presque toutes les langues, et il sert aujourd'hui encore, dans les pays les plus divers, de guide au mouvement prolétarien. L'ancienne devise de la Ligue : "Tous les hommes sont frères", a été remplacée par le nouveau cri de guerre : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !" qui proclamait ouvertement le caractère international de la lutte. Dix-sept ans plus tard, ce cri de guerre remplissait le monde, comme cri de guerre de l'Association internationale des travailleurs, et aujourd'hui le prolétariat militant de tous les pays l'a inscrit sur son drapeau ».

[32]     M. Marx, F. Engels, Manifeste du Parti Communiste [1848], Éditions Sociales, 1976.

[33]     Correspondance K. Marx-F. Engels, Alfred Costes Éditeur, 1931, t. II, pp. 44-45.

[34]     Ibid., pp. 45-49.

[35]     Franz Mehring, Vie de Karl Marx, Édition Syllepse, t. II, pp. 971-972.

[36]     Henry Tolain, Manifeste des soixante, 1864. H. Tolain, grand lecteur de Proudhon, est un promoteur des sociétés de secours mutuels : il défend le principe des coopératives de production et l’extension du crédit mutuel. Délégué des corps de métier à Paris, il croit, contrairement à son mentor Proudhon, à la possibilité d’une participation à la vie politique des ouvriers qui, leur permettant d’être représentés, fournirait in fine une solution à leurs problèmes économiques. Profitant d’une élection partielle au début de l’année 1864, il publie dans le journal L’Opinion nationale un Manifeste cosigné par soixante ouvriers, qui lui sert aussi de profession de foi. Ce qui sera désormais connu comme le Manifeste des Soixante est important historiquement, au-delà du scrutin local, d’ailleurs perdu, pour ce qu’il signe le retour de la classe ouvrière dans le débat politique, social et parlementaire : « Le suffrage universel nous a rendus majeurs politiquement, mais il nous reste encore à nous émanciper socialement », écrivent Tolain et ses camarades. La liberté du travail, le crédit, la solidarité, voilà nos rêves. Le jour où ils se réaliseront, pour la gloire et la prospérité d’un pays qui nous est cher, il n’y aura plus ni bourgeois ni prolétaires, ni patrons ni ouvriers. Tous les citoyens seront égaux en droits. » S’élevant surtout contre la « loi sur les coalitions », c’est-à-dire la loi Le Chapelier de 1791 qui interdisait les corporations, ils entendent rappeler à la bourgeoisie que, si les ouvriers sympathisent comme elle l’a fait avec les idéaux démocratiques de liberté de presse, de vote et de réunion, la Révolution n’a pour le moment été accomplie que dans l’intérêt du capital. Ce manifeste porte comme revendications : l’abolition de l’article 1781 du code civil qui reconnaît lors de conflits du travail la primauté de la parole du patron en matière de salaire, l’abolition de la loi sur les coalitions, la création de chambres syndicales, l’élargissement de la compétence des sociétés de secours mutuels, la réglementation du travail des femmes, la réforme de l’apprentissage et l’instruction primaire et professionnelle gratuite.

[37]     Michel Lallement, Le travail de l’utopie, Godin et le familistère de Guise, Les Belles Lettres, 2009.

[38]     Louis Napoléon Bonaparte, L’Extinction du paupérisme, Pagnerre Éditeur, rue de Seine, 1844.

[39]     Les Forges de Decazeville, M. L’Evêque, 1916, Le Creusot 1782-1914, C. Devillers, Bernard Huet.

[40]     Pierre-Joseph Proudhon, De la capacité des classes ouvrières, 1865.

[41]     Œuvres complètes de Karl Marx, Correspondance K. Marx-F. Engels, t. VIII, Alfred Costes Éditeur, 1934, pp 93-99.

[42]     Jean Magniadas, René Mouriaux et André Narritsens, Anthologie du syndicalisme français 1791-1968, Institut d’Histoire Sociale CGT, Éditions Delga, 2012.

[43]     Manifeste inaugural de l’Association Internationale des Travailleurs, https://www.marxists.org.

[44]     F. Engels, lettre à P. Laffargue, 15-22 mai 1872 (t. XII, Éditions Sociales).

[45]     https://www.marxists.org.

[46]     Ibid., p. 28.

[47]     K. Marx, Le Capital, Éditions Sociales, 1954.

[48]     F. Engels, lettre à A. Sorge (t. XII, Éditions Sociales, p. 378).

[49]     Ibid.

[50]     K. Marx à Sorge, 27 septembre 1873, Correspondance, t. XII, Éditions Sociales.

[51]     K. Marx, La Guerre civile en France, Éditions sociales, 1968.

[52]                Franz Mehring, La Vie de K. Marx, Éditions Syllepse, 2018, cité, p. 962, note 32, et p. 98. On peut aussi trouver ce texte sur le site marxisme.org. C’est la traduction qui a été ici utilisée.

[53]                Marx Engels, Correspondance, t. VIII, Éditions Sociales, 1984, p. 165.

[54]                La guerre civile en France [1871], Éditions Sociales, 1968, p. 60.

[55]                Ibid., p.62.

[56]                La guerre civile en France [1871], Éditions Sociales, 1968, p. 67.

[57]     Correspondance, t. IX, Éditions Sociales.

[58]                Lettre de Marx à Kugelmann du 12/04/1871, Correspondance, t. XI, 1984.

[59]                Ibid., p.68.

[60]                Ibid., p. 65.

[61]                Ibid., p.23.

[62]                Lettre à Carlo Terzaghi, le 14/01/1872, dans Correspondance, t. XII.

[63]                 K. Marx, Critique du programme de Gotha, Editions Sociales, GEME, 2008.

[64]                Lettre ouverte de F. Lassalle en 1863 (en réponse au Comité Central d’organisation d’un congrès général des ouvriers allemands à Leipzig), p.89 : Annexe 3 à l’édition citée de la Critique du programme de Gotha.

[65]                 Ibid., annexe 3, p. 90.

[66]                Ibid., annexe 3, p. 76-77.

[67]                Ibid., annexe 3, p. 64.

[68]                Le Manifeste du Parti Communiste, Éditions sociales, 1976, p. 75.

Les Cahiers du CUEM n°9 mars 2019
texte intégral de la Conférence du 17 janvier 2019
Jeannine Gruselle-Morandat, Maître de conférence, sociologue
Michel Gruselle, Directeur de Recherche émérite au CNRS

Conférence n°9 du Cycle 2018/2019 Jeudi 17 janvier 2019 Amphi Roussy (campus des Cordeliers)

Le Cercle Universitaire d’Etudes Marxistes (CUEM) a pour objectif d’organiser des conférences ayant trait à l’actualité du marxisme. Nous le faisons tout au long de l’année universitaire en invitant des conférenciers traitant de sujets historiques économiques et philosophiques d’un point de vue marxiste. Plus d’informations sur le site : www.cuem.info
Contact à : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

Les auteurs

Jeannine Gruselle-Morandat, sociologue honoraire à l’Université Paris V. Thèse portant sur la lutte des classes dans une commune de banlieue (Directeur Jean Lojkine). Travaux de recherche sur contrats portant sur les rapports sociaux dans les entreprises et en particulier sur les luttes et l’expression des salariés. Militante politique et syndicale.
Michel Gruselle, Directeur de Recherche émérite au CNRS. Militant politique et syndical. Il a exercé des responsabilités syndicales nationales dans la recherche. Il préside le CUEM.

 

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