N° 900 21/11/2024 La France traverse une crise multiple, sociale depuis bien longtemps, particulièrement aggravée depuis l’arrivée de Macron et de ses amis au pouvoir, économique notamment avec la dette causée par les nombreux cadeaux aux grands capitalistes qui vivent sous perfusion de l’État et la mise en danger de la Sécurité sociale, politique enfin, avec, pour la première fois, une absence de majorité, même relative, à l’Assemblée nationale.
Les politiciens élus à l’Assemblée n’ont pas bâti de large coalition, comme le font les pays « raisonnables » ; ce fut l’occasion pour nos media de railler la France, ce pays où on ne sait pas s’entendre et de nous comparer à la magnifique Allemagne, qui sait si bien bâtir des « grandes coalition ».
Et voilà que nous pouvons constater que l’Allemagne n’a finalement rien à envier à la France. Notre voisin d’outre Rhin est dans une grave crise économique, qui, depuis le 6 novembre dernier, s’est doublée d’une crise politique. Voici ce qui s’est passé.
La crise politique
Le ministre fédéral de l'Économie et du Climat écologiste Robert Habeck a proposé en octobre 2024 d'instituer un nouveau fonds spécial pour soutenir les investissements privés, financé par l'endettement public, ce qui serait incompatible avec le mécanisme constitutionnel de « frein à l'endettement ». En réaction, le ministre fédéral des Finances libéral Christian Lindner rend public le 1er novembre une note de politique économique de 18 pages qui promeut l'arrêt de toute nouvelle réglementation, une baisse des impôts et des dépenses publiques, notamment celles dédiées à la sacro-sainte « lutte contre le changement climatique ». Le SPD et les Verts considérant cette note comme une provocation dont le contenu est incompatible avec l'accord de coalition, une réunion des chefs des partis et de leurs groupes parlementaires de la majorité parlementaire est convoquée le 6 novembre, en présence d'Olaf Scholz et Robert Habeck.
Dans la soirée du 6 novembre, à l'issue de la rencontre au sommet de la coalition, le chancelier fédéral a annoncé qu'il allait demander au président fédéral Frank-Walter Steinmeier de relever le ministre fédéral des Finances de ses fonctions. Le chef de l'État fédéral est en effet, selon la Loi fondamentale, la seule autorité pour ce faire. Olaf Scholz a annoncé également son intention de poser la question de confiance au Bundestag le 15 janvier 2025, son échec prévisible devant permettre la convocation d'élections fédérales anticipées en 2025. En réaction, les ministres fédéraux libéraux de la Justice Marco Buschmann et de l'Éducation Bettina Stark-Watzinger démissionnent, alors que le ministre fédéral des Transports Volker Wissing fait savoir qu'il quitte le Parti libéral et se maintient au gouvernement. Le 7 novembre, Frank-Walter Steinmeier démet officiellement Christian Lindner et nomme en remplacement le social-démocrate Jörg Kukies, qu'il assermente dans la foulée, sur recommandation d'Olaf Scholz. Le choix d'un ancien banquier d'affaires pour diriger le ministère fédéral des Finances fait l'objet de critiques de la députée et figure de la gauche Sahra Wagenknecht.
La situation actuelle
Le calendrier électoral a finalement été négocié entre les dirigeants des deux grands partis CDU et SPD. Il prendra une dimension officielle le 11 décembre, lorsque le chancelier Scholz devrait solennellement se voir refuser la confiance des députés du Bundestag. Ce qui enclenchera la convocation du scrutin par le président Frank-Walter Steinmeier, suivie de l’élection anticipée du Bundestag, qui se tiendra le 23 février 2025. Pourra-t-elle rebattre les cartes de façon satisfaisante et mettre fin aux incertitudes nées de l’éclatement de la coalition Ampel (feu tricolore) entre le SPD d’Olaf Scholz, les Verts et les libéraux (FDP) ? Mais rien ne permet d’assurer, tant la crise politique est profonde, que le verdict des urnes puisse déboucher sur l’émergence d’une coalition gouvernementale plus stable.
Après l’échec retentissant de Scholz et de l’Ampel, la droite chrétienne-démocrate (CDU/CSU) et son candidat à la chancellerie, Friedrich Merz, sont donnés largement favoris, à plus de 30 % dans les sondages. Mais la gravité de la crise économique, sur fond de récession et de début de désindustrialisation du pays, tout comme une montée confirmée des nationalistes de l’AfD, que les enquêtes d’opinion placent en seconde position autour de 20 %, pourraient rendre bien moins tranquille l’accès au fauteuil de chancelier. Pourra-t-il piloter une grande coalition à la Merkel avec le SPD, comme il semble l’appeler de ses vœux, ou devra-t-il composer avec une « petite formation » pour conclure un nouvel accord tripartite ?
La campagne électorale a commencé
Olaf Scholz est si impopulaire que d’aucuns envisagent, au SPD, de trouver une autre tête de liste candidate à la chancellerie. Comme pour redevenir indiscutable, le chancelier a décidé de répliquer en lançant sa campagne sur une décision forte de politique extérieure. Il a passé, ce 15 novembre, un coup de fil surprise à Vladimir Poutine en lui demandant de se montrer favorable à « des négociations sérieuses avec l’Ukraine dans le but de parvenir à une paix juste et durable ».
Une manière de se mettre en scène comme acteur d’un processus diplomatique en gestation. Et la démarche répond surtout à l’inquiétude de voir la guerre s’étendre, qui taraude une opinion allemande de plus en plus hostile aux livraisons d’armes à Kiev ou à l’installation de missiles états-uniens de moyenne portée sur le territoire allemand, comme entériné au dernier sommet de l’Otan en juillet.
Scholz s’est attiré les foudres de Zelensky et des plus va-t-en-guerre des dirigeants de l’UE, et de sa ministre verte des Affaires étrangères, la fascisante Annalena Baerbock. Mais il fait ainsi d’une pierre deux coups politiques : il s’assure d’un soutien au sein du SPD, où le pacifisme et la politique de détente avec l’Est mise en œuvre par un certain Willy Brandt ont encore de nombreux adeptes. Et il part en campagne à la reconquête des électeurs déçus du SPD, qui ont donné leurs voix à l’AfD ou au BSW, l’Alliance de Sahra Wagenknecht, hostiles à la poursuite des aides militaires accordées à Kiev. Les résultats des plus récentes élections régionales en sont la preuve tangible. Le tête-à-queue politique est redoutable pour le chancelier du « changement d’époque » (Zeitenwende), cette proclamation de l’alignement de Berlin sur Washington dans tous les domaines, de l’économie à la politique étrangère en passant par la défense.
Le frein à la dette et ses conséquences
Mais les impressionnants saltos diplomatiques de Scholz pourraient s’avérer finalement bien aléatoires, compte tenu du handicap qu’il lui faut remonter. Le « modèle allemand », fondé sur les performances d’une industrie tournée vers les exportations, prend l’eau. Comme en 2023, l’Allemagne accusera une légère récession en 2024 (– 0,2 %), surtout chez les grands groupes comme Thyssenkrupp ou BASF, qui multiplient les délocalisations. Le géant de l’automobile Volkswagen pourrait fermer deux usines sur le territoire, pour la première fois de son histoire.
C’est finalement l’application, stricte ou non, du « frein à la dette », cette règle constitutionnelle qui interdit tout dépassement du déficit fédéral de plus de 0,35 % du PIB, qui aura été fatale à une coalition minée par des querelles incessantes. Le ministre des Finances, Christian Lindner, s’est arc-bouté jusqu’au bout sur le respect de l’orthodoxie libérale la plus austéritaire, refusant d’envisager, comme le souhaitaient ses partenaires du SPD et des Verts, toute mesure d’assouplissement pour financer subventions ou mesures de soutien à l’industrie en difficulté.
Et pourtant les dégâts provoqués par le sous-investissement, notamment public, sont énormes. Sous-équipée en matière de fibre optique, la 1re puissance économique de l’UE reste parsemée de zones non ou mal couvertes pour l’accès à Internet. À Dresde, le 11 septembre dernier, un pont au-dessus de l’Elbe s’est effondré après le passage du dernier tram, sans miraculeusement faire de victimes.
Dans les Länder à qui le « frein à la dette » interdit de dépenser le moindre euro au-delà de leurs rentrées fiscales, le sous-investissement est devenu si lourd de conséquences qu’une majorité de ministres-présidents, y compris chrétiens-démocrates, demandent désormais « un aménagement » de la règle d’or constitutionnelle. Friedrich Merz, qui y était jusqu’ici rétif, se dit désormais prêt à « certaines modifications ». Au point que de nombreux analystes font déjà d’un compromis avec le SPD sur la question le cœur de la grande coalition tant désirée.
La crise sociale fait le lit de l’AfD
Mais rien n’est joué. Le bilan de la coalition Ampel est si exécrable aux yeux de la population qu’il pourrait tirer le SPD de Scholz, crédité de 15 % dans les sondages, vers un accès de faiblesse historique. Ce qui pourrait rendre à nouveau nécessaire l’émergence d’une coalition gouvernementale tripartite avec les Verts ou les libéraux ; sachant que la CDU/CSU a vilipendé « l’irresponsabilité » du parti écolo aux affaires et que les libéraux pourraient ne pas franchir la barre des 5 % qualificative pour entrer au Bundestag.
Une nouvelle poussée plus que probable de l’AfD pourrait rajouter encore à la déstabilisation. Le parti nationaliste nourrit ses succès – des européennes aux trois élections régionales du mois de septembre en Saxe, en Thuringe et dans le Brandebourg – de la montée des souffrances populaires. Celles-ci sont le symptôme politique de la déliquescence du système social avec une précarisation toujours plus accentuée du monde du travail.
La hausse des prix de l’énergie a encore ajouté au phénomène de paupérisation d’une partie de la population. Les transformations voulues par le ministre vert de l’Économie et du Climat, Robert Habeck, pour parer à la fin des livraisons de gaz naturel russe bon marché en raison de la guerre en Ukraine, et pour organiser la transition énergétique, ont renchéri considérablement les coûts de l’électricité et du gaz. Pour deux raisons essentielles : l’une liée à l’alignement atlantiste qui a conduit Berlin à privilégier ses approvisionnements en très cher gaz naturel liquéfié venu des États-Unis, et l’autre à la soumission à « l’écologie de marché », érigée en principe indépassable par le vice-chancelier vert.
Pourtant, les tendances ultra libre-échangistes de l’AfD pourraient, si elles apparaissent au grand jour, lui nuire. Ainsi, le parti nationaliste s’oppose frontalement à l’idée de suppression du « frein à la dette », celle-là même qui fit éclater la coalition SPD-FDP-Verts.
En conclusion
Finalement, la situation allemande a beaucoup de points communs avec celle de la France, à ceci près que, chez nous, le courant pacifique est bien moins important et que l’ensemble des politiciens soutient la guerre en Ukraine.
Les « démocraties » occidentales d’Europe sont en grandes difficultés, plongées dans la crise par la guerre, mais aussi par la féroce concurrence des multinationales US ; et ça ne devrait pas s’arranger avec Trump, qui taxera les importations, ce qui va gravement handicaper les multinationales industrielles d’outre Rhin.
En France comme en Allemagne, aucune « combinazione » des partis politiques en place ne permettra de combattre les délocalisations, ni d’empêcher la désindustrialisation, ni d’élever le niveau de vie des travailleurs.
Pour le Parti Révolutionnaire Communistes, il n’y a rien à attendre de tous ces partis, les élections législatives récentes et le cirque continuel qui a suivi à l’Assemblée suffisent à le montrer. Seule la lutte des classes, résolue, avec pour but de renverser le capitalisme permettra de changer les choses, en France comme en Allemagne.