N° 891 17/09/2024 M. Draghi, ancien Vice-président de Goldman Sachs Europe, qui fut successivement intronisé patron de la Banque d’Italie, puis de la Banque centrale européenne, dirige le gouvernement italien (février 2021) qui démissionne à la suite d’un conflit parmi ses soutiens politiques. Les élections, qui suivent, ouvre le chemin du pouvoir à Mme Meloni, présidente de Fratelli d’Italia.
Il est toujours utile d’examiner le parcours de ces grands sages à qui est demandé de sages conseils. En un mot, M. Draghi a commencé par œuvrer pour le grand capital international et pour finir, a ouvert la voie du pouvoir à l’extrême droite italienne par la subtilité des mesures sociales et économiques de son gouvernement. Un parcours assez exemplaire en somme.
Il est revenu sur le devant de la scène pour présenter un rapport au sujet de la compétitivité de l’économie de l’Union européenne, une commande de la Commission européenne. Notre homme affirme faire des cauchemars lorsqu’il songe au sombre avenir de l’Union européenne, très en retard par rapport à ses rivaux, les Etats-Unis d’Amérique et la Chine. Si rien n’est fait, avec en plus une démographie inquiétante avec une masse de retraités à nourrir, alors s’en sera fini du modèle social européen, dans un contexte de paupérisation générale.
L’heure est donc à l’action. Notre expert estime nécessaire un surcroît d’investissement global de 800 milliards d’euros supplémentaires de la part des pays membres de l’Union européenne (soit environ 5 points du PIB de l’Union), trois fois plus que le plan Marshall, indique-t-il curieusement car il n’y a aucun rapport entre ce plan et sa période historique de réalisation et aujourd’hui. Pour faciliter la mise en œuvre de ce plan d’investissement (public et privé), l’ancien de Goldman Sachs préconise une unification des marchés des capitaux (en discussion depuis 10 ans) afin d’orienter l’épargne européenne vers les investissements stratégiques, assure-t-il. Le lien n’est pas très clair mais davantage avec l’idée de développer des financements « communs », autrement dit, instituer un marché de la dette de l’Union européenne dans une optique d’approfondissement du fédéralisme, au moins financier. Une belle promesse pour le capital financier.
Mis en perspective, le rapport Draghi montre que depuis le début du siècle, l’Union européenne a échoué à remplir ses promesses. A Lisbonne, en mars 2000, les chefs de gouvernement de l’Union entendent faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ».
Après la crise de 2008, l’Agenda 2020 entérine l’échec de la stratégie de Lisbonne mais prévoit quand même ( !) de l’adapter au contexte de crise économique et financière. À nouveau, l’Union européenne projette de « bâtir une croissance fondée sur la connaissance, la durabilité et la cohésion sociale en redoublant d’efforts en R&D, en développant les compétences, en étendant les réseaux intelligents et l’économie numérique, en modernisant l’industrie et en améliorant l’efficacité énergétique et la sobriété dans l’usage de ressources rares ».
En un mot, le rapport Draghi s’inscrit dans la tradition incantatoire de l’Union européenne. Pour autant, il pourrait enthousiasmer certains dans la mesure où il briserait le tabou des équilibres budgétaires et ne reculerait pas devant la perspective de l’augmentation de la dette. Les propositions de M. Draghi pourraient même faire figure de « New deal »[1] européen.
Pour autant, les difficultés du système productif de l’Union européenne face à ses concurrents sont le résultat des choix de son Capital. En clair, la collectivité devrait venir au secours du responsable de la faiblesse industrielle, de l’atonie de l’activité. Les choix de délocalisation des productions, de réduction des budgets de recherche, de démarrage tardif de production de nouveaux produits (voir le cas de l’industrie européenne) conduisent naturellement à la situation dénoncée par M. Draghi à qui nous serions fondés de demander ce qu’il a fait pendant les dernières vingt années.
Les fonds destinés à l’investissement préconisés par M. Draghi risquent de remplir le tonneau des Danaïdes comme le financement public des « gigafactory » en Suède et ailleurs, destinées à produire des batteries pour le secteur automobile et qui se révèlent comme des échecs industriels. Nous dirions la même chose pour la très prometteuse économie de l’hydrogène, qui faisaient briller les yeux, essentiellement de ceux qui ne connaissaient rien à la chimie.
Autre marotte : l’ambition de souveraineté numérique. Alors que les administrations des différents pays membres de l’Union européenne ont déjà numérisé une multitude de ses process sans trop se préoccuper de l’origine de ses fournisseurs, toujours les mêmes. Une quantité phénoménale de données européennes de toute nature est stockée… aux Etats-Unis.
Airbus constitue le seul succès industriel d’ampleur de ses dernières décennies et l’Union européenne n’y est précisément pour rien du tout. La Commission européenne s’est préoccupée essentiellement de libéralisation pour donner quelques latitudes supplémentaires au Capital d’accumuler et le Capital européen n’a pas été le seul à en tirer profit.
M. Draghi et consort, supplétifs du capital, estiment peut-être aujourd’hui qu’ils ont trop tiré sur la corde. Leur faible crédibilité, à part auprès d’indécrottables sociaux-démocrates, met en risque le modèle imposé au monde du Travail et dans cette perspective, la promotion de l’extrême droite n’est pas un effet du hasard.
Pour autant, M.Draghi se garde de clairement indiquer qui décidera de quoi. Dans un vague éclair de lucidité, M. Piketty s’insurge contre les subventions et financements publics préconisés : « Or, on peut légitimement penser que l’Europe (l’Union européenne nda) doit au contraire saisir l’occasion pour développer d’autres modes de gouvernance et éviter de donner, une fois de plus, les pleins pouvoirs aux grands groupes capitalistes privés pour gérer nos données, nos sources d’énergie ou nos réseaux de transport. »
Mais les pleins pouvoirs à qui d’autres quand il s’agit de M. Draghi et de l’Union européenne ?
[1] « New deal » : politique économique impulsée par le président Delano Roosevelt pour relancer l’économie américaine frappée par la crise de 1929, à base d’investissements publics notamment dans les infrastructures.