N° 829 11/07/2023 Un puissant mouvement de grèves et de lutte a traversé le pays pendant des mois en ce début d’année 2023. Le Parti Révolutionnaire Communistes se propose d’en tirer quelques leçons. Pour cela, nous publierons plusieurs articles, abordant des sujets divers qui contribuent à l’analyse d’un mouvement de lutte, en essayant de dire ce que ce mouvement a permis et quelles furent ses limites. Voici le premier article consacré à ce sujet.
Premiers enseignements d’un mouvement historique
Pendant près de six mois, les salariés de ce pays ont mené la lutte contre le saccage du régime des retraites organisé par Macron, fondé de pouvoir du Grand Capital en France, saccage qui a été largement entamé par ses prédécesseurs, donnant lieu à des luttes d'importances. Malgré les plus imposantes manifestations dans le pays depuis 1968, y compris dans des villes moyenne, le mouvement n’a pas obtenu le but qu’il s’était fixé : le retrait de la "réforme des retraites". Il est important, pour les militants révolutionnaires, les syndicalistes de lutte, de tirer un bilan, d’analyser ce mouvement et son issue. Nous tentons d’apporter quelques éléments qui peuvent contribuer à cette explication.
Cela signifie tout d’abord qu’il faut appeler un chat un chat et dire que le résultat de cette lutte historique n’est pas satisfaisant. Les premières esquisses de bilans, dans les organisations syndicales semblent occulter ce fait majeur. On avance plusieurs éléments, du genre : « nous avons gagné la bataille de l’opinion », mais ce n’est pas l’opinion qui peut retirer la "réforme des retraites" ou encore « l’intersyndicale a tenu jusqu’au bout », et ce n’est pas non plus l’intersyndicale qui peut la retirer ou enfin « les manifestations étaient très fournies », manifestement, cela n’a pas suffi pour gagner.
Pour autant, ce mouvement a permis que des millions de salariés soient dans la lutte, en grève, reconductible ou non, certains pour la première fois, d’autres pleins de doutes sur l’issue finale, mais qui se dressaient pour dire non. Les travailleurs en lutte y ont gagné une part de dignité.
L’intersyndicale et sa stratégie
L’union des salariés est essentielle pour gagner, dans un tel mouvement. Et la constitution de l’intersyndicale n’est pas pour rien dans l’ampleur de la mobilisation, surtout à ses débuts. Mais cela ne doit pas conduire à en faire un totem. Pour beaucoup de syndicalistes, même à la CGT, l’intersyndicale est passée du stade de moyen pour gagner à celui de but en soi, ce qui a empêché qu’on en discute la stratégie. Et pourtant, cette stratégie doit être interrogée. Et ce pour plusieurs raisons.
L’intersyndicale a collé à l’agenda du gouvernement.
Alors qu’à l’automne, des mouvements de lutte important ont eu lieu dans plusieurs secteurs, raffinerie, énergie, SNCF, la première décision de l’intersyndicale a été d’attendre le 19 janvier, quelques jours après la présentation du texte en conseil des ministres pour lancer une première journée de grève. Et ensuite, le mouvement a suivi les dates de discussion au parlement, le 49-3, les tentatives vaines de referendum, qui étaient pour partie une diversion, et enfin la tentative tout aussi vaine du groupe LIOT, qui au passage, entérinait la fin des régimes pionniers. Cet alignement sur le calendrier institutionnel a donné le choix du tempo au pouvoir.
La stratégie des manifestations saute-mouton s’est révélée inopérante.
Il y a belle lurette que les militants révolutionnaires et les syndicalistes de classe savent qu’organiser des journées de manifestation de manière espacée, fût-ce d’une semaine, ne permet pas de gagner. Cette stratégie est motivée non par son efficacité, mais par le coût de la grève, voire le leitmotiv : « Il faut trouver d’autres moyens de lutte que la grève. », et, en fin de compte, par le refus de l’affrontement de classe. Elle a été inventée par la FSU, après le long mouvement de 2003, au cours duquel les enseignants, principal vivier de cette organisation, avaient été les fers de lance, avec d’autres catégories de fonctionnaires. Il s’agissait de ne plus faire des mois de grève reconductible, au prétexte que ça coûte cher. Et cela a donné les trois grèves annuelles rituelles de l’éducation nationale. La "découverte" a été ensuite "brevetée" au niveau interprofessionnel en 2009, par Bernard Thibaut et la direction confédérale de la CGT avec une journée en janvier, une deuxième en mars et… le premier mai. Et cela a construit une conception différente de la grève chez les salariés : alors qu’avant, la grève était considérée comme l’outil des luttes, la grève pour gagner ; c’est devenu un outil de respiration, la grève pour souffler et crier sa colère. On perd de vue le but.
Pour ce qui est du mouvement récent que nous étudions, il n’y avait pas besoin d’avoir lu Marx dans le texte, pour comprendre, dès la deuxième ou la troisième journée, que ces manifestations saute-mouton, même massives, ne suffirait pas à obtenir le retrait de la mesure. Il fallait une autre stratégie.
L’intersyndicale a refusé de construire la grève durable et le blocage du pays.
L’intersyndicale s’en est tenue à sa stratégie dont tout le monde savait qu’elle ne pourrait pas être gagnante. Malgré le slogan « mettre le pays à l’arrêt », mis en avant pour le 7 mars, elle est restée l’arme au pied. Seules cinq fédérations de la CGT, les fédérations de cheminots, des ports et docks, de l’énergie, de la chimie et du verre et les syndicats des travailleurs des déchets (essentiellement la CGT) se sont attelé au travail de construction de l’arrêt de la production ou des services. A aucun moment les dirigeants de l’intersyndicale n’ont envisagé que le seul moyen de gagner était de faire perdre plus d’argent aux capitalistes que ce que la mesure allait leur rapporter, de les "taper au portefeuille". Ce langage de lutte des classes leur est totalement étranger. Au contraire, on a une nouvelle fois glosé sur la difficulté de la grève, en termes financiers, histoire de bien mettre des hésitations dans la tête des salariés. Et la CFDT a bien claironné qu’elle ne voulait pas bloquer l’économie. Enfin, l’intersyndicale en tant que telle n’a jamais rien dit contre les réquisitions de raffineurs.
Grève durable et économie à l’arrêt de manière partielle
Des secteurs en pointe et une coordination partielle de la lutte.
A partir du 7 mars, ou même avant, pour certains, des secteurs de l’économie ont été quasiment mis à l’arrêt pendant un à deux mois. Les cheminots, les verriers (10 verreries sur 17 totalement fermées), les raffineurs, les dockers et salariés des ports, et les travailleurs des industries électriques et gazières, puis les travailleurs des déchets ont construit la grève durable avec leur outil syndical. La lutte a permis une élévation sensible de la conscience de classe chez ces travailleurs.
Mais d’autre catégories de travailleurs n’ont pas vraiment rejoint la grève reconductible ni tenté de mettre à l’arrêt leur entreprise ou leur administration. Si les cinq fédérations de la CGT se sont coordonnées, ont fait le travail, la direction confédérale s’est toujours refusée à organiser la coordination des luttes.
On peut ajouter que parmi les nombreux néo-grévistes de ce mouvement, un nombre non négligeable a pensé que le blocage du pays signifiait uniquement celui des ronds-points. Or, s’il y a bien une leçon à retenir de l’épisode des gilets jaunes, c’est qu’un mouvement, même massif et durable, sans grève, ça ne gagne pas.
La fonction publique a été absente du mouvement, sauf pendant les grandes journées.
L’exemple type de cette absence est celui de l’éducation nationale. Les taux de grévistes dans l’éducation nationale, mis à part les 3 premières grosses journées, a été nettement inférieur à ceux constatés en 2010 ou 2019, encore plus en ce qui concerne la grève reconductible. Au contraire, on a pu constater une désertion importante des AG de grévistes, les enseignants ne venaient pas pour ne pas avoir à voter la reconduction. Comment l’expliquer ? Probablement par le rôle néfaste de la stratégie des années 2000 de la FSU, qui a conduit à changer la conception de la grève, une FSU d’ailleurs fort peu présente dans ce mouvement. Mais aussi par la mutation sociologique chez les enseignants, consécutive au recrutement à Bac plus 5 depuis 2009, qui a écarté nombre d’enfants d’ouvriers ou d’employés de la profession. Ce véritable changement a permis d’introduire des salariés issus de milieux petits-bourgeois, ayant un autre rapport au métier et des préoccupations différentes des anciens, avec une tendance à l’évitement de la lutte.
Mais, au-delà de l’éducation nationale, les fonctionnaires d’État ne sont pas allés plus loin que la grève des grosses journées. Il y a eu plus de bagarre chez les territoriaux, pas seulement parmi les travailleurs des déchets, mais ce fut très disparate. Des pompiers, des traminots, dans plusieurs endroits de France, ont arrêté le travail pendant plusieurs jours. Et l’on sait que la grève des personnels hospitaliers est compliquée voire empêchée par les réquisitions.
La grève par procuration et les caisses de grève.
Pour ce qui est de l’éducation nationale, un autre élément peut expliquer la faible participation à la grève. C’est le phénomène de la « grève par procuration », découvert en 2010. C’est l’idée d’abord que la grève de certains secteurs peut suffire à bloquer l’économie (c’est la mythologie issue du mouvement de 1995) devenu ensuite une théorie comme quoi celles et ceux qui ne participent pas au processus de production ou d’échange ne pèsent pas dans une grève. La mesure politique sous prétexte sanitaire de fermeture des écoles et des établissements scolaires en 2020 puis 2021 nous ont pourtant montré le contraire. La fermeture de l’École fait partie intégrante du blocage de l’économie. Dans ce cadre, nombre d’enseignants ont préféré verser à la caisse de grève concernant par exemple les AED (surveillants) ou AESH (personnels en charge de l’aide aux enfants en situation de handicap), dont les salaires sont bien plus bas, ou à celles destinées à alimenter celles et ceux qui peuvent bloquer le pays.
L’indéniable succès de ces caisses de grève interprofessionnelles, comme celle initiée par Info-Com CGT pose d’ailleurs des tas de problèmes. Le premier est son annonce et son émergence dès le début du mouvement. Créer une caisse de grève alors qu’on n’a pas encore commencé ladite grève est une aberration. On se préoccupe de cette question, lorsque le mouvement est entamé et que ça commence à tirer. Ces annonces hâtives ont particulièrement contribué à la mise en place de la grève par procuration. Mais si la caisse de grève mise en place par des salariés à l’échelle de leur entreprise, en général par des syndicalistes, ou celle mise en place à l’intérieur d’une structure syndicale interprofessionnelle se révèlent transparentes, il n’en est pas de même pour celle organisée par des syndicats de plusieurs confédérations, dont le champ de syndicalisation est peu large, les règles de fonctionnement étant souvent obscures.
En conclusion provisoire
Ceci n’est qu’une première approche, il faudra certainement approfondir certains points et surtout en aborder d’autres. Tout n’est pas dit et nous y reviendrons. Ce premier texte est nourri des riches discussions dans le parti, notamment au moment de son congrès, les 16 et 17 juin derniers, mais aussi des discussions dans les structures syndicales.
Pour le Parti Révolutionnaire Communistes, il est important de se pencher sur ce mouvement récent et d’analyser les causes de son échec. C’est important pour toutes les militantes et tous les militants de lutte des classes.
Nous nous proposons notamment d’aborder dans un prochain article le rôle de la désindustrialisation, des privatisations de services publics, de l’émiettement du salariat dans la baisse d’influence des syndicats en général et de ceux de lutte des classes en particulier. On ne peut se passer d’un regard sur l’état actuel des forces syndicales et de leurs orientations pour analyser le mouvement.