N° 900 20/11/2024 Alors que les autorités allemandes s’alarment d’une perspective menaçante de désindustrialisation, en France il n’est question que de politique de réindustrialisation dont la survenue de la pandémie COVID aurait marqué l’urgence. La « souveraineté » est remise à l’ordre du jour, définie, selon le moment comme «industrielle », « énergétique », « numérique », « européenne », etc. Cette conjonction mise en avant d’un problème économique (le déclin de l’industrie) et d’un autre, politique, (la souveraineté) est pertinente mais en creux laisse percevoir aussi que la désindustrialisation était aussi une décision qui ressortait de choix politiques. Et donc, les pyromanes seraient-ils devenus, sans doute un peu tard, pompiers ?
Le capitalisme industriel ou pas.
Lors du sommet de Lisbonne de 2000, les chefs de gouvernement de l’Union européenne ont décidé d’un programme décennal construire : « une économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». La visée était d’augmenter ladite compétitivité des États membres car déjà à l’époque, la zone européenne se caractérisait par une croissance faible et une plus faible productivité que les zones concurrentes.
En 2005, les objectifs semblent déjà inatteignables mais la connaissance et l’innovation sont désignées comme les deux clefs du succès de l’Union Européenne future. En 2007, le tableau de bord de l’innovation de l’Union Européenne montre encore un retard par rapport au Japon et les Etats-Unis et puis… la crise financière de 2008 est survenue du fait en particulier des innovations (tant chantées) dans le domaine des instruments financiers…
Aujourd’hui la moitié des brevets mondiaux est déposée par la Chine expliquant en partie pourquoi l’industrie manufacturière chinoise représente un tiers de la production
Tableau 1 : Part de l'industrie dans le PIB
industrielle mondiale. Le développement de l’industrie chinoise ne s’explique pas seulement par des facteurs de coûts du travail mais aussi par la montée en gamme de son offre industrielle.
Le capitalisme chinois se caractérise aussi par un investissement industriel plus conséquent qui représente environ 210 milliards de $ contre seulement 130 milliards de $ en Europe en 2022, pourtant, une année médiocre pour l’investissement industriel chinois[1].
Les parts de l’industrie dans le PIB[2] complètent le tableau mondial (tableau 1) tendant à montrer que si l’industrie a un pays, c’est bien la Chine. Prenant en compte ce critère de part de l'industrie dans le PIB, l’écart entre la France et les deux premiers manufacturiers européens : l'Allemagne et l'Italie, marque la différence entre le développement du capitalisme allemand et italien et le capitalisme français qui - pourrait-on dire s’est mis - à la mode anglo-saxonne par une recherche de plus-value plutôt dans les secteurs immatériels (services financiers, médias, etc.) Rappelons que la sur valeur créée par le travail salarié prend sa source dans la production et non dans la circulation du capital, ce qui rend évidemment plus fragile une structure économique basée sur ces secteurs immatériels.
Cette différente structuration des capitalismes européens rendait d’emblée illusoire les ambitions de l’Union européenne du début du siècle dans la mesure où les avancées technologiques, primordiales pour un capitalisme industriel, représente un coût de recherche avec un retour sur investissement incertain pour le capitalisme de services.
La dé-industrie : un choix de long terme du capitalisme français.
L’industrie française représentait un tiers du PIB jusqu’au début des années 1980 puis elle a décliné avec constance pour passer sous la barre des 20% en 2005 pour se stabiliser autour des 17%.
Le déclin du nombre de salariés dans l’industrie française présente un autre aspect de son recul dans la structure économique nationale. En 1980, l’industrie française employait 5,3 millions de salariés, en 2007 3,4 millions de salariés (la part de l’emploi industriel est passé de 24% à 11%)[3]. En 2022 l’industrie employait 3,2 millions de salariés. Un quart de la forte baisse entre 1980 et 2007 est liée au fait d’une externalisation d’une partie des activités et au recours aux services aux entreprises (entre 1980 et 2007, les emplois externalisés sont passés de (480.000 à 860.000).
Pour autant, le principal facteur de la baisse de l’emploi demeure la délocalisation des sites industriels[4]. Les grandes entreprises industrielles à base française emploient 2 salariés à l’étranger pour 3 en France quand pour leurs homologues britanniques le ratio est de 1 sur 2, 1 sur 3 en Allemagne et 1 sur 4 en Italie. Se retrouvent ici la distinction entre les pays manufacturiers (Allemagne et Italie) et les pays désindustrialisés. Il suffit pour illustrer le propos de rappeler le cas de Renault dont les principaux sites de production se trouvent dispersés en Europe.
Mais les analystes économistes du système capitaliste dédouanent les grandes entreprises françaises qui seraient contraintes d’agir ainsi car jugent-ils, la fiscalité sur « les facteurs de production », dont évidemment le travail, est trop lourde. En fait, la France se désindustrialiserait à cause des cotisations sociales ! Et ce malgré des efforts décennaux des gouvernements successifs à baisser les « charges » dans le cadre d’une politique de l’offre (qui consiste à faire confiance dans le marché et à abaisser toutes les « entraves » fiscales et réglementaires à l’accumulation du capital suivant l’adage que les profits d’aujourd’hui feront les investissements de demain et les emplois d’après-demain…)
Une délocalisation dans un pays de l’Union européenne, dans lequel les salaires de base sont très inférieurs aux normes françaises et la protection sociale quasi inexistante, est évidement une riante perspective pour les industriels de l’Europe de l’Ouest, puisqu’il s’agit bien de cela : arrimer à l’Union européenne les pays anciennement socialistes, à économie planifiée, non pas tant pour consolider la démocratie libérale que pour profiter des opportunités qu’ils offrent.
Finalement, la désindustrialisation participe à la lutte des classes, résultante aussi de mise en concurrence de systèmes sociaux, de choix d’investissement de la classe capitaliste. Aussi, la volonté de réindustrialisation affichée depuis quelques temps par les défenseurs du système capitaliste n’est qu’un leurre car elle sera aussi dirigée encore et encore sur la fiscalité sur les « facteurs de production », manière élégante pour dénoncer en particulier le coût de la Sécurité Sociale.
D’évidence le capitalisme n’a pas de patrie et s’il est question de souveraineté industrielle, il faut remettre à l’ordre du jour une politique industrielle, qui ne consiste surtout pas à subventionner sans contreparties. Elle doit pouvoir compter sur un secteur de recherche revivifié, s’inscrire dans une stratégie de long terme et donc faire fi des règles de marché.
Bref, réindustrialiser est un enjeu majeur au cœur de la lutte de classe aujourd'hui car cela nécessite de construire une économie contre la logique du champ capitaliste.
[2] Données Banque Mondiale