Position du problème
La dette publique française a dépassé la barre symbolique des 3.000 milliards d’€ (Md€) et a suscité des commentaires inquiets.
Le gouvernement est décidé à limiter au mieux le déficit public pour limiter le gonflement de la dette, pour éviter les foudres des « autorités européennes » et une baisse de notation par les agences internationales.
Notons que les engagements du gouvernement de renforcer la politique d'austérité par la bouche de B. Lemaire ont convaincu deux des trois agences de notations de maintenir le niveau de la France, donnant ainsi un quitus à cette politique.
Les discours des « experts » de plateau télé sont depuis plus de 20 ans toujours aussi alarmistes, que la dette représente 65% du PIB ou 110% (niveau actuel), avec toujours les mêmes arguments qui se concluent généralement par la nécessité d’une politique de rigueur (traduire d’austérité) et une plus grande « discipline » dans les dépenses en particulier sociales.
Il est vrai qu’avec la crise sanitaire, suivie d’une « crise » énergétique, le gouvernement français, à l’instar de ses homologues européens, a dépensé sans compter pour les entreprises (le fameux « quoi qu’il en coûte ») et de fait les dettes publiques ont augmenté. Aujourd’hui, cet héritage se conjugue avec une croissance molle (le gouvernement français s’est scandalisé de la prévision de croissance française du FMI de 0,7% en 2024 alors qu’il table, encore, sur plus de 1%). Si les recettes diminuent du fait d’une moindre activité (moins d’impôts), avec des dépenses au mieux stables, il est fatal que le déficit s’accroisse et par suite la dette.
La dette, dont tout le monde parle, est la dette au sens de Maastricht : elle inclut la dette brute des différentes administrations et des organismes sociaux. Il faut noter que la différence entre la dette brute et la dette nette des organismes sociaux est d’environ 40%. La dette sociale nette ne représente que 6,6% de la dette publique nette, pour autant, elle devient une priorité dans l’action gouvernementale de diminution des dépenses. Pour l’hôpital, il paraît difficile d’imaginer d’aller plus loin, l’indemnisation du chômage semble plus prometteuse. Mais on l’aura compris, cela ne résout rien du problème tel qu’il est présenté.
Pour compléter le tableau, il est utile de rappeler que depuis 2008, la gestion de la dette a connu des modifications de grande ampleur dans la zone euro. Malgré les soubresauts de la crise des subprimes, dont les impacts sur les dettes publiques ont été significatives, la Banque centrale européenne (BCE) a refusé d’intervenir (contrairement à la Banque Fédérale des États-Unis et la Banque centrale japonaise) et a laissé les États s’endetter en recourant aux marchés financiers qui avaient donc toute latitude pour déterminer le prix de la dette (le taux d’intérêt exigé). Les taux exigés pour certains pays sont montés si hauts qu’ils ne pouvaient plus se financer sur les marchés.
Dans ces circonstances, la zone euro était en risque d’implosion, c’est alors seulement que la BCE a fini par se résoudre à une politique dite de « quantitative easing (assouplissement quantitatif) » c’est-à-dire lancer en 2015 des programmes d’achats de titres de dettes (essentiellement publics). Par le seul jeu de la demande (de la BCE et des banques centrales de la zone euro) et de l’injection de liquidité (il faut bien de la liquidité pour effectuer ces achats – et les banques centrales en ont à foison puisqu’elles sont seules autorisées à en créer ex nihilo), les taux ont diminué. Résultat de cette politique interventionniste : en 2019, la BCE avait acheté pour 2.600 Md€ de titres de dettes.
Ainsi, une partie non négligeable de la dette publique est entre les mains d’entités publiques, ce que ne relève pas les commentateurs angoissés par la dette. La Banque de France détient un quart de cette dette et la BCE a de son côté racheté pour 830 Md€ de titres publics français entre 2015 et 2022[1]. En 2024, « la moitié de la dette française est détenue par des investisseurs français à hauteur de 52,2 %. Comme investisseurs institutionnels, on retrouve notamment : les compagnies d’assurance, les banques, les gestionnaires de fonds (fonds de pension, etc.), la Banque de France qui détient 25 % de la dette française. L’autre moitié de la dette est détenue par des investisseurs étrangers pour 47,8 % (dont 50 % sont des investisseurs issus de l’Europe et l’Union européenne)[2] ».
Alors évidemment, au moins pour une partie de la dette, la question de son annulation pure et simple se pose.
Il est intéressant de noter les arguments des opposants à cette méthode : il s’agitait d’un financement monétaire des déficits, formellement exclu par les accords européens concernant la gestion de la monnaie unique, l’euro, position ardemment défendue par… le gouverneur de la Banque de France[3]. De fait, la Banque de France ne peut pas prendre cette décision contre l’avis de sa maison-mère, la BCE. La gestion monétaire des déficits publics consiste à annuler une partie de la dette envers la Banque centrale (prosaïquement cela revient à faire tourner la planche à billets).
Il est utile de noter que la méthode de la planche à billets est précisément celle utilisée pour acheter de la dette aux opérateurs financiers entre 2015 et 2019. Mais ce qui est bon pour les fonds financiers ne l’est pas pour les comptes publics. Comprenne qui pourra !
Le gouverneur de la Banque de France n’est pas qu’un économiste distingué, c’est aussi un moraliste : « il convient de dénouer ce mythe de monnaie magique. Il n’y a pas de “déjeuner gratuit” ! » Il est tentant de retourner le compliment au grand Argentier qui procède lui-aussi d’une pensée magique car manifestement d’après ce qui précède, il y a bien servi un « déjeuner gratuit » au secteur financier privé, et avec fromage et désert, qui plus est.
La dette, le fardeau utile
Si la dette publique constitue bien le crime qu’on nous présente, il faudrait déterminer à qui profite le crime. Sans doute pas vraiment au chômeur indemnisé de manière temporaire, ni à tous les agents des services publics.
S’il y a dettes, c’est qu’il y des créanciers. C’est une évidence qui semble échapper à beaucoup de commentateurs. La dette publique française est grosso modo détenue pour moitié par des résidents français et pour l’autre par des étrangers.
Il y a ceux qui mettent leur maigre épargne sur le livret A et ceux qui confient la gestion de leur épargne à des fonds, friands de titres de dettes publiques jugées sûrs. La dette publique constitue donc aussi un outil de redistribution vers les catégories sociales les plus aisées – qui paient certes plus d’impôts mais manifestement pas assez pour réduire les déficits. Il est aussi probable qu’une partie de la fraude fiscale française (80 Md€ à 100 Md€) soit investie dans la dette publique française via des fonds d’investissement étrangers.
Dans un certain sens, la dette publique constitue un ballon d’oxygène financier pour la bourgeoisie et d’une certaine manière, un moyen d’élargir son champ d’extraction de la valeur produite.
La dette est aussi un moyen de « discipliner » comme souligné précédemment. Pour réduire les déficits publics et par suite limiter d’augmenter la dette, il est toujours question de limiter les dépenses et jamais d’augmenter les recettes. Enfin, limiter les dépenses… sauf lorsqu’il s’agit d’aider le capital : il n’est pas nécessaire ici de rappeler les palinodies au sujet du CICE[4] et autres exonérations de cotisations sans contreparties exigées d’aucune sorte. Il suffit de suivre le long déclin du taux d’imposition de l’impôt sur le résultat d’entreprise depuis des décennies pour comprendre que la dette n’est pas une préoccupation de tous les instants des gouvernements, en tout cas, quand les intérêts du capital sont en jeu.
Et comme l’augmentation des impôts sur le monde du travail n’est pas précisément un bon levier électoral, les gouvernements successifs lui font dans tous les sens du terme payer la dette. Et cette dette, qui gonfle, n’est pas gage d’investissements dans les infrastructures, dans le développement des services publics puisqu’il s’agit d’un arbitrage politique à resituer dans une politique globale de classe.
[1] https://www.ifrap.org/budget-et-fiscalite/seulement-48-de-la-dette-emise-par-letat-achetee-par-la-bce-depuis-2015
[2] Léa Boluze, Qu’est-ce que la dette publique française, 19 02 2024, Capital