N° 858 01/02/2024 Ça va mal dans les fermes : en cause le manque de revenus.
Le gouvernement ne parvient pas à mettre fin à la contestation des agriculteurs. Contrairement aux allégations du gouvernement et de l’extrême droite les normes environnementales ne sont pas les principales causes des difficultés du monde paysan, le Premier ministre Gabriel Attal a annoncé des mesures censées répondre aux revendications des agriculteurs. Parmi celles-ci, la non-augmentation de la taxe sur le gazole non routier, la réduction des normes dont personne ne sait ce que cela recouvre, l’accès à l’eau, des mesures de trésorerie… Des annonces de court terme pouvant momentanément soulager des fermes en difficulté. Mais aucune annonce de fond permettant d’envisager l’activité agricole sur le long terme. Les manifestations d’agriculteurs s’amplifient. Aux actions traditionnelles comme le lisier déversé devant les préfectures représentant l’appareil d’État, s’ajoutent des blocages routiers d’une ampleur inégalée à l’échelle nationale. Un millier de tracteurs encercle le Parlement européen.
Le monde agricole ne se présente pas comme unifié.
Il regroupe des acteurs de nature très différents par la taille, par la production, par les surfaces.
Il y a donc des intérêts divergents défendus par les acteurs de la sphère agricole : syndicats, coopératives, groupes de l'agro-alimentaire, banques..... Le syndicat majoritaire la FNSEA défend en réalité des intérêts très particuliers et essentiellement des producteurs liés à des multinationales agricoles. Son objectif principal c’est de maintenir les volumes de production, pas de maintenir les agriculteurs dans les fermes. La baisse du nombre d’agriculteurs dans les fermes devient un facteur de compétitivité. Avec cette orientation, la FNSEA a participé et cogéré avec le pouvoir et les banques des politiques qui ont entraîné la perte de 100.000 fermes entre 2010 et 2020 ! Pour la FNSEA il faut maintenir les volumes de production et non maintenir les agriculteurs dans les fermes.
C’est pourquoi les ministres et les dirigeants du pseudo syndicat paysan, affirment leur volonté de dialoguer, se déclarant prêts à des concessions. Gabriel Attal mise sur la simplification et la suppression des normes pour les grosses exploitations.
Les mesures de simplification administrative notamment pour la création de bassines, l’élevage industriel avec ses méga-granges, les projets de fermes de mille vaches ou davantage, le gigantisme et la concentration qui éliminent les moins performants, ceux qui ne peuvent pas s’aligner sur les prix. Faillites et suicides sont les conséquences de la concurrence entre les exploitants et la concentration des fermes.
La course infernale entre baisse des prix et augmentation de la production conduit à toutes les dérives et leurs conséquences sur l’environnement et remplit les caisses des industriels et des financiers, y compris la « banque verte », le Crédit Agricole lié à la FNSEA.
Les agriculteurs sont fondés à dénoncer une situation où leurs prix de vente, qu’ils ne maîtrisent pas, couvrent insuffisamment ou pas du tout les coûts de production et n’assurent pas un revenu décent.
L’arnaque des lois EGALIM
Cette loi devait imposer dans les négociations la prise en compte des coûts réels de production de l’agriculture. Les rapports de force sont très déséquilibrés au sein des filières alimentaires se concentrant au niveau de l’agro-industrie et encore davantage au niveau de la grande distribution. Des sanctions contre le non-respect des lois EGALIM censées protéger le revenu des agriculteurs et empêcher qu’ils soient payés en-dessous de leur coût de production sont ridicules. Les multinationales se sentent suffisamment puissantes pour ne pas respecter la loi.
Les lois EGALIM, votées en 2018, 2021 et 2023 ne répondent pas au but officiellement fixé. Entre 2018 et 2023, le prix de vente par les paysans des céréales a baissé de 31,3 %, celui du vin de 8,4 %, celui des volailles de 8,5 %, celui des gros bovins de 4,3 % et celui des œufs de 11,2 %. Le prix du lait a augmenté jusqu’en 2022 tout en restant largement en-dessous du prix de revient. Il a baissé en 2023, passant en moyenne de 46,2 à 43,98 centimes le litre ! EGALIM fixe un « prix conforme » allant selon les entreprises de 45,13 à 51,39 centimes en 2023. Un prix largement en-dessous du prix de revient, qu’il faudrait proche de 60 centimes. Rien n’est fait pour obliger e plus gros trust du lait à le suivre. Lactalis paie le litre 42,51 centimes alors qu’au Canada, il accepte de le payer 63 centimes parce qu’il est fixé par l’État.
Le monde agricole a des exigences sur les revenus,
Il y a non seulement d’énormes disparités de revenus mais il faut encore distinguer les exploitations familiales de celles qui emploient des salariés permanents ou saisonniers, régis par une des plus mauvaises conventions collectives. Les prix de vente doivent intégrer les coûts de production et leur rémunération.
Blocage et diminution du prix des carburants, moratoire des dettes, revenu garanti au minimum égal au SMIC revendiqué par les syndicats de salariés : voilà des revendications immédiates dont il faut noter que si la première s’adresse à l’État la deuxième met en cause les banques et la troisième rompt avec la logique du produire toujours plus pour gagner pareil voire moins. Elle implique de mettre à plat les marges des industries agro-alimentaires et celles de la grande distribution, ainsi que le système des aides et subventions européennes et nationales qui profitent essentiellement aux plus gros producteurs en n’assurant même plus la survie des autres .
Le problème c’est le système capitaliste.
Les fleurons de l’industrie agroalimentaire fixent les prix au nom de la libre concurrence et les agriculteurs qui dépendent de ces grosses entreprises n’ont pas le choix.
Si ça va mal dans les fermes ce n’est pas à cause de la nécessité de prendre en compte l’environnement dans les pratiques, mais parce qu’on n’a pas assez de revenus pour pouvoir modifier ces pratiques.
Il n’y aura pas d’issue durable tant que les banques, les industries agroalimentaires et la grande distribution seront entre les mains des capitalistes. Les multinationales se portent bien et elles en veulent encore plus : quelques exemples :
*LACTALIS : 28,3 milliards de chiffre d’affaires en 2022, + 28 ,4% ! et passe devant le N° 1 français Danone et rentre au top 10 mondiale.
Son président Emmanuel Besnier, 6eme fortune française avec un patrimoine de 20,4 milliards d’euros. Sa sœur, Marie Besnier, actionnaire à 20%, siège au conseil d’administration 17e rang du classement Forbes des personnes les plus fortunées de France. Avec son frère Jean Michel Besnier exploitant forestier et un patrimoine de 20.9 milliards de dollars, 73eme fortune mondiale. Les éleveurs qui peinent à sortir de la crise apprécieront.
*Plus de 220 millions d'euros d'impôt sur les sociétés dus par Lactalis auraient échappé au fisc entre 2013 et 2018.
*Infection il y a deux ans par des salmonelles de lait infantile et la contamination de plusieurs dizaines de nourrissons.
En France et à l’étranger, Lactalis confirme son appétit pour le marché américain, le géant français a annoncé avoir négocié avec Kraft-Heinz le rachat de ses fromages naturels aux États-Unis pour un montant de 2,7 milliards d'euros !
Les coopératives devenues des multinationales
Les coopératives géantes sont responsables de l’effondrement des prix.
Regroupant en France trois agriculteurs sur quatre, une marque alimentaire sur trois, et employant plus de 180 000 salariés. Elles ne payent pas l'impôt sur les sociétés.
Plusieurs coopératives agricoles se sont éloignées de leur vocation initiale pour devenir des multinationales aux filiales opaques.
*AVRIL est un groupe agroindustriel international d’origine française spécialisé dans l’alimentation humaine, animale, l'énergie et la chimie renouvelable…
Le groupe Avril opère dans 19 pays et emploie 7 367 salariés. En 2022 son chiffre d’affaires s’élève à 9 milliards d'euros. Arnaud Rousseau en est le président, président de la FOP, président de la FNSEA. Son second est Jean-Pierre Denis : président du Crédit mutuel Arkéa et du Crédit Mutuel de Bretagne
Etre Président du groupe Avril et dirigeant de la FNSEA est problématique. A ce titre, il négocie l’augmentation du prix du GNR jusqu’en 2030, augmentation que Attal vient d’annuler. Cette augmentation était bénéfique pour la filière des bio-carburants qui est quasiment toute aux mains d’AVRIL. Autre contradiction de taille : le bœuf importé le plus nombreux en France vient du Brésil et cette entreprise détient 75 à 80 % du marché de la nourriture du bétail au Brésil.
*SODIAAL International est une holding, qui appartient à 100 % à la coopérative Sodiaal Union, spécialisées dans la transformation de produits laitiers(1) : La société a réalisé 5,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2022.
En 2017, elle est la 16e plus grande entreprise de ce secteur au niveau mondial, quant au chiffre d'affaires, et la 3e française, derrière Danone et Lactalis.
*AGRIAL: son chiffre d’affaires 2023. 7,2 milliards d’euros, porté par l’inflation le chiffre d’affaires de la première coopérative(2) française a progressé de 15 %, une croissance d’un milliard d’euros supplémentaires, le groupe a fait une belle année sur le segment lait (39% de son chiffre d’affaires) sa branche lait (Eurial) : 2,4 milliards de litres de lait (10 % du lait français). Une coopérative aux 106 sites industriels (légumes, viandes, lait, boissons) et aux 280 magasins de bricolage, jardinage et matériaux. Première coopérative française 12 000 agriculteurs adhérents, Agrial a maintenu l’an dernier, sa place de leader des coopératives agricoles françaises. 21 % de son activité passe par la GMS (grandes surfaces commerciales). Présent à l’export (32 %) et en BtoB (ventes entre entreprises),
Agrial a fusionné en 2023 avec la coopérative drômoise Natura Pro. Le président d’Agrial, Arnaud Degoulet a fait une découverte : « Totalement nouveau. Les gens se serrent la ceinture. »
*La COOPERL : la plus importante entreprise spécialisée dans le porc est aujourd’hui une entreprise capitaliste florissante, dont le chiffre d’affaires était de 1,8 milliards d’euros en 2019 qui employait en 2023 7700 salariés et qui est présente en Chine. A noter que son statut est toujours celui d’une coopérative, avec 3000 « adhérents », soit autant d’exploitations agricoles à qui elle dicte ses prix. Enfin, depuis 2023, son président est Bernard Rouxel, lui-même éleveur et dirigeant de la Fédération Nationale Porcine de la FNSEA ! Pour le porc comme pour le mouton, ce n’est pas une affaire de glyphosate, de norme ou de GNR mais bien des méfaits du libre-échange.
*UNIGRAINS est une entreprise financière, un fonds destiné à « participer au développement et au renforcement des filières agroalimentaire et agro-industrielle », créé par des gros producteurs de céréales en 1963. Depuis 1991, ses activités se sont étendues à l’ensemble des industries agroalimentaires et dans le monde (Afrique, Amérique latine et Inde). En 2018, elle a racheté Mecatherm, leader mondial des équipements pour la boulangerie industrielle. Depuis 2021, son président est Eric Thirouin, actuel trésorier de la FNSEA. Gros céréalier,
*IN-VIVO regroupe 210 grosses coopératives et possède 119 magasins Gamm Vert, Jardiland Son chiffre d’affaires était de 12,5 milliards d’euros en 2022, elle emploie 14500 salariés et a pignon sur rue au forum de Davos. InVivo fait partie du pôle financier rachetant Casino, avec Niel, Pigasse et l’actionnaire majoritaire des surgelés Picard. C’est la deuxième entreprise de l’UE dans la distribution de produits agricoles, après l’allemand BayWa. Elle est présente dans 35 pays au monde !
CAVAC Le président d’InVivo est également président de la CAVAC (Coopérative agricole Vendée Approvisionnement Céréale), une grosse entreprise qui conserve un statut de coopérative mais dont les dimensions et la gestion démentent cette affirmation. Elle avait en 2019 un chiffre d’affaires de 780 millions d’euros, 1650 salariés et 10.000 agriculteurs adhérents. La « coopérative » est depuis 15 ans le principal fournisseur de blé de la marque Barilla (20.000 tonnes annuelles), mais pas que : céréales, pommes de terre essentiellement, bovins, ovins, lapins, agro-transformation et une filière bio. Elle possède en particulier deux filiales : Biofournil, qui fabrique des pains bio à partir des 20.000 hectares de céréales bios que possède la CAVAC et Bioporc producteur de viande et de salaisons bio.
BIGARD le roi de la viande, en 2023 contrôlant 28 abattoirs soit plus de la moitié de ceux existant en France possède 60 sites industriels. Après avoir acheté entre 2002 et 2016 sept entreprises concurrentes dont Charral.
Numéro un européen du bœuf et le n° 3 de la viande Bigard réalise 5,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Ses abattages hebdomadaires sont de 115.000 porcs, 24.000 gros bovins, 16.000 ovins et 4.400 veaux, le groupe Bigard employait 15.000 salariés dont 2000 bouchers.
Pistes et suggestions
Sans mesures d’ampleur, on voit mal comment la situation des agriculteurs familiaux pourrait changer. Le prix minimal, la fin des accords commerciaux de libre-échange, un mécanisme permettant d’encadrer les outils de transformation, l’industrie agroalimentaire et la grande distribution.
L’industrie agroalimentaire est la principale responsable, car les agriculteurs qui ont le contact direct avec les centrales d’achat (grande distribution), ne sont pas nombreux, un peu plus dans la viticulture et en général ceux-là s’en tirent moins mal qu’avec les requins de l’agroalimentaire. On peut considérer que, quand la direction de la FNSEA pointe la grande distribution, essentiellement parce qu’elle vend des produits issus d’autres pays, dans le cadre du libre-échange, c’est une forme de diversion, pour qu’on ne s’en prenne pas aux capitalistes de l’agroalimentaire, dont pas mal sont dans ses rangs.
La juste revendication est celle: d’un prix plancher au-dessus du prix de revient, mais ni Attal, ni l’UE n’en veulent ! Quant à la « gauche » elle n’a pas grand-chose à dire. Elle est en incapacité à répondre sur le fond, sur un autre terrain que celui de Macron qu’elle presse de négocier, elle refuse de remettre en cause le capitalisme et de l’affronter. Elle dégage ainsi le terrain à l’extrême droite qui flatte la base paysanne en lutte. Dans cette situation l’extrême droite avance ses pions en ciblant des prétendus responsables de la détresse paysanne : la bureaucratie paperassière, les taxes, les contrôles, les écologistes, la restriction des pesticides… De fausses réponses mêlant démagogie populiste et préservation du capitalisme effréné. Cette idéologie doit être combattue, en pointant du doigt les véritables responsables des crises actuelles en mettant en avant les axes revendicatifs qui répondent concrètement aux besoins des petits et moyens producteurs, sans cacher qu’il n’y aura pas d’issue durable tant que les banques, les industries agroalimentaires et la grande distribution seront entre les mains des capitalistes ou les soi-disant coopératives. Les intérêts des paysans ne sont pas antagoniques, bien au contraire, avec ceux des autres travailleurs. La nationalisation des grandes entreprises de l’agroalimentaire est le meilleur moyen de garantir effectivement un prix plancher et de permettre aux paysans de vivre de leur travail.
(1)Candia, Entremont, Eurosérum, Nutribio, Bonilait, Monts et Terroirs, Les Fromageries Occitanes, Les Fromageries de Blâmont, Renard Gillard, Siffert Frech Affineur, Régilait Yoplait, Candia et Entremont.
(2)De la charcuterie « Maître Jacques » aux Bas du formulairemarques comme Soignon ou Florette, Breizh Cola ou Soignon, avec les marques comme Florette, Le cidre (Loïc Raison, Écusson etc.).