Gantry 5

 

N° 802 04/01/2022 Le réel est rationnel. La situation énergétique n’est pas le fruit d’une suite de hasard malencontreux dans lequel se mêleraient pêle-mêle la perfidie russe, l’accélération du changement climatique, les effets secondaires de la crise sanitaire, des corrosions intempestives, etc.

Aucun analyste autorisé à s’exprimer sur les média grand public ne s’attarde sur le fait que le système énergétique de réseau (électricité et gaz naturel) actuel a été complètement transformé dans les 20 dernières années dans l’Union européenne notamment. Non plus que cette transformation a sans doute fragilisé ce système, devenu marchand, face aux tensions de toute nature. Il ne nous dira pas non plus à qui profite le crime.

Quelques notions du réel
Pour obtenir une source d'énergie, il faut dépenser de l’énergie. Le mieux est évidement d’en dépenser moins que celle finalement obtenue. Au début du XX° siècle, il fallait brûler 1 baril de pétrole pour en mettre 100 sur le marché, ce qui explique clairement les fortunes du secteur. Même si aujourd’hui le rapport n’est plus que de 1 à 35, il reste bien meilleur que le rapport de l’électricité nucléaire (1 à 10), de l’électricité éolienne (1 à 18) ou du solaire (1 à 7). Avec un ratio de 80, le charbon reste encore en course sans doute du fait majeur que pour les principaux producteurs (Colombie, Chine) le prix de la force de travail est faible. Le champion demeure l’hydroélectricité avec un retour de 1 pour 100.
Cette entrée en matière pointe précisément les bases techniques des enjeux économiques et explique aussi pourquoi les énergies combustibles sont demeurées longtemps des secteurs privilégiés pour les investisseurs. Elle met aussi en évidence pourquoi les énergies renouvelables sont lourdement subventionnées, le nucléaire souvent une affaire d’État, pourquoi la Commission européenne insiste pour mettre en concurrence les concessions hydrauliques et enfin pourquoi la Norvège prospère (elle cumule l’hydroélectricité pour ses besoins et le pétrole pour son enrichissement).

Autre point : la gestion de ces énergies. L’approvisionnement en électricité et gaz présente des spécificités. La première préoccupation opérationnelle d’une compagnie d’électricité est de mettre à disposition des consommateurs une puissance (kW) que ces derniers transforment en énergie électrique (kWh) quand ils utilisent leurs usages (l’éclairage, le chauffage, le moteur électrique industriel, etc.). L’électricien doit maintenir la puissance adéquate (la somme des puissances appelées) pour assurer l’équilibre du réseau électrique : trop de puissance proposée, la fréquence électrique (50 Hz en régime de croisière) augmente et les installations des consommateurs sont en péril, pas assez, la fréquence baisse, même punition sur les appareillages mais en plus les centrales électriques (en particulier, elles-mêmes consommatrices d’électricité) se découplent pour éviter aussi des dégâts et par là accroissent la baisse de fréquence avec en bout de course la coupure générale de l’alimentation (blackout). En clair, dans le système électrique, à tout moment, la puissance mise à disposition doit être égale à la puissance appelée. L’électricité n’est pas stockable.
Pour le gaz naturel, la problématique est identique à la différence près qu’il s’agit de veiller au maintien de la pression dans les réseaux. En cas de besoin, l’entreprise gazière peut recourir à des stockages comme l’électricien à des centrales dites de pointe. Enfin, pour être tout à fait complet, le gaz peut être rendu liquide (refroidi à -160°C) et transporté à longue distance sur des navires spécialisés (des méthaniers) pour un coût bien supérieur au gaz acheminé par gazoduc sur des distances moindres (<5000 km).
Il est donc à noter que les échanges entre producteur et consommateur sont plus fluides dans les secteurs des combustibles pétroliers et charbonniers du fait d’une mise à disposition au consommateur en moindre tension sur les équilibres offre/demande.
Et c’est pour ces raisons de pilotage fin de l’offre et aussi de la place grandissante qu’ont pris l’électricité et le gaz dans les bilans énergétiques, que l’électricité et le gaz sont devenus des secteurs réputés de service public confiés à des sociétés publiques monopolistiques ou des sociétés privés sous contrat, selon des périmètres liés à l’histoire institutionnelle du pays (par exemple système centralisé en France autour d’EDF et GDF, système très décentralisé avec de multiples monopoles locaux en Allemagne).
Et enfin, pour les raisons évoquées ci-dessus, le marché du pétrole et du charbon sont mondiaux alors que les systèmes électriques et gaziers asservis à des infrastructures de transport sont régionaux. Cette caractéristique de l’énergie électrique et gazière conduit à la notion de « monopole naturel » puisque d’évidence développer deux infrastructures concurrentes électriques (production-transport) ou gazières n’aurait aucune rationalité économique même pour le plus obtus des libéraux.

Le vent de la libéralisation
Contrairement à la légende, le mouvement de libéralisation (souvent désigné par le terme de « dérégulation ») n’est pas initié par les duettistes Reagan/Thatcher. C’est l’administration démocrate du Président Carter qui lance le mouvement, certes avec une certaine timidité dans le secteur énergétique mais il revient à son administration d’avoir ouvert la boîte de Pandore.
Comment transformer un système énergétique de nature monopolistique en marché classique dans lequel les lois du capital peuvent s’épanouir sans contrainte ? En l’occurrence, la question de la propriété des entreprises est secondaire car n’importe quelle entreprise placée dans un contexte de marché agira de manière identique qui que soit son propriétaire.

La clé du renversement : l’accès des tiers aux réseaux (ATR) permet à toute entreprise de demander le transit de sa production sur les réseaux des énergéticiens « historiques ». Et évidemment, à toute entreprise, il est loisible de démarcher les consommateurs pour leur proposer leur électricité ou gaz. Produit-elle pour autant l’électricité ou le gaz ainsi promis ? Pas nécessairement, puisque s’instituent des marchés de gros sur lesquels ils peuvent s’approvisionner. Ces marchés sont eux-mêmes animés par de nouveaux producteurs et les opérateurs « historiques » à proportion de leur perte de part de marché. Résultat : blackout en 2000 et 2001 en Californie, le scandale ENRON (manipulation de marché, comptes de résultats truqués) et un système électrique qui se dégrade au fil des ans. Vingt après, rien n’est vraiment réglé comme l’atteste la chute du réseau texan en 2021 après un épisode d’intempérie, il est vrai un peu exceptionnel.
Les dirigeants européens, poussés par de puissants intérêts industriels et financiers capitalistes, ont suivi le mouvement américain et par le traité de Maastricht, dans lequel le principe même de l’ATR figure, ils ouvrent la voie à la libéralisation des systèmes électriques et gaziers. Mais l’ambition européenne est plus grande encore puisqu’il s’agit de constituer un marché unique de l’électricité et gaz afin que les industriels puissent bénéficier des bienfaits de la concurrence pure et parfaite dans un secteur amont stratégique. Enfin, soulignons aussi que ce n’est pas forcément un hasard de l’histoire si ce hardi mouvement de libéralisation est déclenché précisément après la disparition de l’URSS.

Deux facteurs font obstacles à la volonté unificatrice européenne: primo, la politique énergétique est du ressort des États et les manières de produire de l’électricité ou de s’approvisionner en gaz sont très hétérogènes, secundo, les organisations des systèmes électriques et gaziers sont également très différents entre des monopoles ou quasi monopoles nationaux (France, Belgique puis pays d’Europe centrale et orientale), des systèmes sous influence de grandes entreprises dominantes (Espagne, Italie, Scandinavie) et enfin des systèmes « balkaniques » avec des centaines d’opérateurs (essentiellement l’Allemagne). Pour autant, tous les pays ont ouvert à la concurrence leur système et ont dû abandonner progressivement les tarifs publics ou dits régulés, laissant place à des offres commerciales à l’exception du secteur des usagers résidentiel qui ont toujours accès à un tel tarif (mais l’extinction de ces tarifs publics est prévue à court/moyen terme, par exemple, 2023 pour le gaz en France).
Se mettent également en place des marchés de gros de l’électricité et du gaz sur lesquels sont traités des échanges – dirions-nous - banals de quantités de ses nouvelles matières premières (« commodities » en anglais). Elles ont perdu tout statut de service public, service public réduit par la Commission européenne à une aide aux ménages en difficulté.
Les gouvernements allemands ont soutenu avec plus de ferveur que d’autres ce changement de paradigme énergétique. En effet, les systèmes électriques et gaziers allemands sont très fragmentés avec de multiples opérateurs pour la plupart de très petite taille (régies municipales, « Statwerke », opérateurs régionaux). Ce système fragmenté conduisait à des prix de l’énergie plus élevé que chez les voisins (30% par exemple par rapport à la France). Donc, Outre Rhin, il était attendu de la libéralisation une « rationalisation » du paysage énergétique national avec l’absorption/disparition des petits opérateurs. 30 ans après, les entreprises les plus touchées ont été finalement les gros calibres et les petits opérateurs qui sont restés dans l’état d’esprit d’un service public local ont survécu. Et pour cause l’obligation de l’ATR n’est ouverte qu’à partir de 100.000 consommateurs connectés soit le seuil sous lesquelles opèrent souvent ces entreprises. Ces dernières années, un mouvement de « remunicipalisation » est observable : les autorités locales récupèrent les parts des grandes sociétés dans le capital de leur entreprise. Bref, tout ça pour ça !
En France, EDF et GDF (devenu ensuite GDF-Suez puis Engie mais cela est une autre longue histoire) ont vu leur monopole écorné essentiellement à la fourniture, beaucoup moins dans la production ou l’approvisionnement. Ils ont créé des filiales de transport (réseaux haute tension ou haute pression) et de distribution (moyenne et basse tension ou pression) dont les activités et revenus sont surveillés et déterminés par une agence créée pour accompagner et surveiller l’émergence de la concurrence, la Commission de Régulation de l’Energie, la CRE, dont un des premiers des commissaires fut Ch. Le Duigou, grande figure de la CGT si on peut dire.
Est-ce utile de préciser que ce changement d’un système vers le marché a impliqué le changement de statut des entreprises nationalisées en société commerciale puis leur mise en Bourse pour figurer (quelque temps pour EDF) dans le CAC 40.

Quand les vrais ennuis commencent, cela ne va pas déjà fort
À aucun moment la question de la démocratie, dans le sens de la recherche de l’assentiment des citoyens, n’a été évoquée. L’ATR est passé subrepticement dans le traité de Maastricht, une majorité de gauche (gouvernement Jospin – 2000) fait passer une loi de « modernisation et au développement du service public de l’électricité(1) », transposition de la directive européenne d’ouverture à la concurrence(2) . Notons la courageuse abstention des élus du PCF.
La France disposait alors du système électrique parmi les plus performants en termes de prix de revient et même déjà le moins carboné (mais ce n’est qu’une préoccupation récente). Elle bénéficiait de ce qui était communément appelé la « rente nucléaire ». Mais sommée de se soumettre au nouveau paradigme du marché, l’entreprise a entrepris de la dilapider dans de coûteux investissements en Amérique du Sud, aux Etats-Unis et en Europe, elle a même mis le pied à l’étrier à un nouveau concurrent français, plus tard acquis par Totalenergies. Le patron d’EDF à l’époque, M. Roussely, proclamait à qui voulait l’entendre qu’EDF était condamnée à ces investissements sinon elle deviendrait une petite entreprise régionale. 20 ans après, nous voyons le résultat : EDF a conservé ses filiales britanniques, italiennes et belges. Et dans le même temps, les investissements de maintenance ont été réduits aussi bien dans le nucléaire que dans l’hydraulique, le nombre de point d’accueil clients a été drastiquement réduit, les écoles de métiers ont été fermées, les centrales thermiques ont été fermées, les anciens et leurs expertises sont partis et la mode du faire-faire s’est épanouie, les consultants se sont enrichis, etc., beaucoup d’etc. en fait. Un symbole de ce lent détraquement : le désormais tristement célèbre réacteur de Flamanville(3) était programmé pour une mise en service en 2012 (après 6 ans de chantier). Peut-être sera-t-il mis en service en 2023.

En clair, 20 ans de libéralisation ont endommagé l’outil EDF, qui était certes perfectible dans l’ancien cadre. GDF a disparu dans la galaxie Suez et aujourd’hui Engie est une machine à distribuer du dividende.
Des constats similaires pourraient sans doute être établis pour les autres anciens grands opérateurs européens à tout le moins au périmètre Europe (Enel par exemple a conduit une politique d’expansion dans les Amériques). C’est donc sur un corps industriel affaibli par 20 ans de libéralisme et de courses à la « profitabilité » et autre « création de valeur pour l’actionnaire » que s’est abattu « la crise énergétique » actuelle.

La question toute vue
La question : les tensions internationales actuelles et la guerre en Ukraine auraient-elles eu les mêmes conséquences dans l’ancien modèle ? Bien évidemment non, d’une part du fait que le prix de l’électricité en France n’aurait pas été affecté dans la même mesure par l’augmentation vertigineuse du prix du gaz. Et d’autre part, GDF aurait conservé ses contrats long terme avec Gazprom (qui les a respectés jusqu’en été) non indexés sur le marché du gaz mais sur les produits pétroliers (qui ont certes augmenté mais dans une moindre mesure). Remarquons au passage la moindre dépendance au gaz russe de la France par rapport à l’Allemagne. Mais cela, c’est le problème de l’Allemagne, qui nous affecte directement dans le cas présent.
EDF aurait conservé davantage de centrales thermiques. Ce qui aurait évité des exportations de gaz vers l’Allemagne qui nous le renvoie sous forme d’électricité. Le décalage des maintenances des centrales nucléaire à cause de la crise sanitaire aurait-il pu être raccourci ? Dans la mesure où EDF aurait eu moins recours aux sociétés prestataires, qui ont répondu aux abonnés absents après la révision des agendas, sans doute. Y-aurait-il eu un autre état d’esprit dans le personnel EDF qui aurait mis toute sa diligence pour répondre aux besoins de la Nation ? Sans doute.
La facture de l’électricité aurait-elle augmenté ? Sûrement mais l’augmentation aurait été moindre dans la mesure où – actuellement- la moitié de la production est d’origine nucléaire et n’est donc pas impactée par la montée de prix des combustibles, même raisonnement pour l’hydraulique.
Pour user du terme à la mode, le modèle de service public nationalisé aurait-il été plus résilient face à cette crise qui couvait depuis 2014 ? Poser la question, c’est déjà y répondre. En terme politique, le pays aurait conservé sa pleine souveraineté énergétique et l’histoire présente nous prouve que la souveraineté énergétique n’est pas une vaine expression.
En conclusion, il paraît dérisoire aujourd’hui de s’acharner sur les soi-disant « profiteurs de guerre » alors qu’ils n’usent que du beau système bâti par les gouvernements. Système qui a permis à quelques financiers de diversifier leurs activités, le marché de l’électricité étant par nature très volatile (n’oubliez pas : pas de stockage de l’électricité !), il permet déjà en régime de croisière de belles marges. Mais c’est un trait marquant des sociaux-libéraux-démocrates européens : ils pleurent les conséquences mais adulent les causes !
La situation actuelle appelle à réactualiser l’exigence d’un service public de l’énergie démocratique, pilier de la souveraineté populaire qui en l’occurrence est bafouée depuis plus de 20 ans sur ce sujet. Alors que les gouvernements européens, qui ne peuvent décidément pas brûler ce qu’ils ont adoré, cherchent à « réformer » le marché de l’électricité et du gaz, il est temps d’exiger de mettre un terme à ces palinodies et redonner la main aux ouvriers, techniciens et ingénieurs pour remettre la machine en route, sans marché et les contraintes financières associées aux exigences du Capital.

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https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000750321
2 https://www.energie-info.fr/fiche_pratique/louverture-du-marche-de-lelectricite-et-du-gaz-naturel-a-la-concurrence/
3 https://fr.wikipedia.org/wiki/Enel

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