N° 818 26/04/2023 Deux décennies de plans industriels européens… sur la comète
Lors du sommet de Lisbonne de mars 2000, le Conseil européen (Europe encore à 15 États) se fixe l’objectif de faire de l’Union européenne " l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici 2010 ". Dès 2005, la réalisation de cet ambitieux projet était considérée hors de portée.

Un rapport de la Commission européenne de 2013 s’alarme de la désindustrialisation(1) des États membres et en accuse la fiscalité punitive (sic), l’administration publique inefficace, les coûts énergétiques élevés (déjà…), le faible investissement dans la recherche et développement (voir premier paragraphe…). En 2000, l’industrie, qui représentait 18,5% du PIB de l’Union européenne, n’en représente plus que 15,1% en 2012. La Commission propose alors de fixer un objectif de 20% du PIB pour l’industrie à l’horizon 2020. En 2021, le ratio est toujours à 15%.
Le voyage officiel du Président français aux Pays-Bas s’inscrit dans le cadre de sa promotion d’une stratégie industrielle de l’Union européenne pour redonner une certaine autonomie à cette espace politico-économique vis-à-vis des deux rivaux mondiaux, Chine et États-Unis. En clair, le Président français se fait héritier des 20 dernières années de procrastination européenne en matière d’industries.
L’ennemi américain
Alors que le conflit en Ukraine laisse transparaître une forte cohésion entre l’Union européenne et les États-Unis, d’un point de vue économique, les relations sont tout autre. En septembre 2022, le Président Biden présentait son Inflation Reduction Act (IRA) dont l’objectif consiste à relocaliser les industries et développer les nouvelles technologies sur le sol états-unien avec à la clef 370 milliards de dollars de subventions pour l’industrie dite verte (pour mémoire le PIB des États-Unis avoisine25.000 milliards de dollar). L’administration Biden a donc lancé une sorte de New (green) Deal. Dans la foulée, les États-Unis et les Émirats Arabes Unis signent un accord pour des investissements chez les deux partenaires dans la transition dite verte de 100 milliards de dollars (développement de 100 GW de production solaire et éolienne).
L’IRA (Inflation Reduction Act) a jeté la panique en Europe du fait de la fermeture prévisible des débouchés outre Atlantique et de plus les entreprises européennes ont tout intérêt à profiter de la manne de Washington, dans un pays, qui plus est, où l’énergie est 3 à 4 fois moins chères qu’en Europe (Volkswagen par exemple est déjà sur les rangs.)
Dans le même temps, la Commission européenne a proposé une directive pour développer la fabrication de puces électroniques avec un soutien de 43 milliards d’euros de soutien financier (public et privé). On a dû trembler à Washington et Pékin qui y consacrent des budgets dont les ordres de grandeur sont nettement supérieurs…
L’État providence, pilier du Capital
Il convient de noter que la bataille industrielle – dans les économies dites de marché – se joue à grand coup de plans de subventions. Comme le Capital est mobile et semble apatride, les États le retiennent en lui faisant miroiter des perspectives de profit meilleures que chez le voisin. Soit en en facilitant l’exploitation de la force de travail locale, soit quand les structures sociales sont les fruits d’une longue lutte des travailleurs qui limitent trop (au goût du Capital) l’exploitation, les États déboursent, ce qui revient finalement à un transfert du travail vers le capital et donc à une augmentation de l'exploitation de la force de travail salariée. Ce processus prend deux voies convergentes: une augmentation de la fiscalité et/ou une augmentation du temps de travail et la remise en cause des conquêtes sociales (la réforme des retraites en France par exemple).
Ces processus d’une simplicité toute biblique ont abouti à faire de la Chine, l’atelier du monde. Mais la Chine, comme hier le Japon, a considérablement élargi la palette de ses productions et est devenue un concurrent sur des objets industriels complexes. Par exemple, en moins d’une décennie, elle a développé une industrie de panneaux solaires qui a ruiné l’européenne.
Avec l’activisme industriel américain, l’Union européenne se heurte à une dangereuse nouveauté : sans transition " à la chinoise ", les États-Unis entendent drainer le Capital européen directement dans les secteurs d’industrie porteurs dans le cadre de ladite transition énergétique et, de fait; l’IRA est un acte de protectionnisme.
Maintenant, il reste à savoir quelle décision les États européens vont adopter : le laissez-faire ou la course aux subventions, c'est à dire une intervention massive de l'État dans le processus d'accumulation du capital ? La seconde solution présente un intérêt certain : l’État dit Providence ne peut pas l’être pour tout le monde, tout le temps, aussi entre Capital et Travail, le choix est vite fait au détriment du salariat. Elle accélère les reculs sociaux et celui des libertés publiques pour juguler la contestation sociale.
Une autre solution : puisque de l’aveu même des dirigeants européens, certaines industries sont stratégiques, plutôt que de les subventionner pour éviter leur désertion, pourquoi ne pas en faire les propriétés de la Nation ? Cette solution, si elle n'est pas exclue, même dans le cadre du capitalisme, est un moyen direct d'intervention de l'État dans la recapitalisation de ces entreprises qui, une fois leur remise à flot assurée reviennent par la privatisation au capital privé. Nous avons une illustration de ce processus avec les étatisations opérées après 1981 et qui ont servi à la restructuration et au renforcement du capitalisme monopoliste en France.
Innovation et recherche
Un autre dossier dans lequel l’Union européenne marque un certain ralentissement : la recherche et l’innovation. Il s’agissait aussi d’un des axes de la visite du Président français aux Pays-Bas. Il semble que la fascination pour la Silicon Valley et ses start up " innovantes " ait quelque peu troublé l’esprit des décideurs politiques. D’autre part, l’obsession de l’évaluation a sans aucun doute bridé la recherche et a orienté les activités vers justement l’innovation, en particulier dans les entreprises où la mode est encore aux « incubateurs » de start up.
Dans un contexte ressenti comme celui de marchés solvables saturés, le Capital a immédiatement plus besoin d’avancées dans sa gestion de production, maintenances, gains de productivité, etc que de ruptures technologiques qu'il recherche pourtant avidement pour s'assurer des avantages compétitifs vis-à-vis de ses concurrents lui ouvrant un champs de plus-value extra. Dans ces conditions, il laisse à l’argent public le soin de développer la recherche fondamentale qu'il entend contrôler étroitement et qu’il fera fructifier en temps voulu. Mais comme l’État, avec l’adoption du New Public Management, adopte le même état d’esprit que celui de l'entreprise privée, la recherche s’en trouve sacrifiée à la fois au plan budgétaire et cadenassée dans des programmes dont l'utilitarisme immédiat n'est guère un stimulant pour des avancées scientifiques majeures nourrissant à terme l'innovation.
L’ambition de l’Union européenne de transformer son économie en économie de la connaissance est aujourd'hui dans une impasse, celle que lui impose le capitalisme : comme le note un proverbe chinois, savoir et ne pas faire, c’est ne pas savoir.

(1)Vous trouverez en cliquant ici un texte de réflexion concernant les conséquences et les causes des processus de désindustrialisation