N°793 01/11/2022 L’Union européenne traverse une grave crise énergétique. Les autorités gouvernementales des Etats membres agissent pour atténuer les effets de la montée des prix du gaz et de l’électricité en dépensant des milliards d’euros.

Les conséquences du renchérissement vertigineux de ces deux énergies indispensables seraient bien supérieures à ceux provoqués par les chocs pétroliers de 1973 et 1979. Et pour cause, c’est l’Union européenne elle-même qui a mis en place la machine infernale et l’alibi des chocs externes (équilibres mondiaux des marchés du gaz, guerre en Ukraine) ne trompent que ceux qui s’accrochent encore à l’idée d’une Europe protectrice et au service de ses peuples.
La machine infernale
Le prix de marché de l’électricité sera proche de 1000 €/MWh (1000 kWh) (c'est à dire 1 Euro le kW) en janvier 2023 alors que généralement en pointe hivernale, ce prix n’approchait que très rarement les 100 €/MWh. Belle illustration de la loi d’airain du marché. Cependant, et les commentateurs ne le soulignent jamais, il était une époque durant laquelle une telle loi n’était pas de mise pour l’électricité et pour le gaz dans une moindre mesure.
De fait, la construction du marché unique de l’énergie impliquait la mise en place d’un marché du gaz et de l’électricité ex nihilo puisqu’avant ce grand mouvement de libéralisation initié en 1992, ils n’existaient pas. Ces deux énergies étaient considérées comme du domaine du service public (national ou local) et confiées à des entreprises dont le monopole était sous contrôle des autorités politiques.
Si les Etats membres de l’UE affirment conserver le contrôle de leur politique énergétique, ils doivent se plier aux règles de concurrence. Ainsi, tous les consommateurs peuvent choisir leur fournisseur depuis 2007 et pour les seuls particuliers conserver leur ancien abonnement de « tarif public » à EDF ou ENGIE (ex GDF). Du côté de la production, les offres et achats de gros doivent transiter par le marché, étant entendu que les producteurs, sauf rare exception, ne peuvent pas passer des contrats de long terme avec des acheteurs mais surtout qu’il est loisible de vendre de l’électricité sans en produire. Et ainsi, dans le système électrique et gazier apparaît un nouveau métier : celui de trader.
Un résultat de ce système complexe : le prix de l’électricité n’est plus le reflet des coûts moyens de production mais celui du coût du dernier MégaWatt appelé pour répondre à la demande soit le MW le plus cher(1) (donc ces temps-ci produit avec du gaz). Le prix du gaz n’est plus le reflet des coûts moyens d’approvisionnement par des contrats long terme (sur plus de 20 ans, prix indexé sur les produits pétroliers) mais l’état de l’offre et demande mondiale gaz. Ainsi, le prix du gaz a doublé en 2021 en Europe du fait d’une forte demande de l’Asie en fort redémarrage économique post-Covid.
En clair, l’ancien système européen électrique et gazier, très encadré, aurait mieux résisté que l’actuel y compris avec l’interruption des livraisons de gaz russe sous des conditions supplémentaires d’une politique énergétique cohérente.
L’Europe à la rue
Les discours européens au sujet de la crise trahissent l’état de panique et de sidération des responsables politiques qui refusent de réviser leur doxa libérale. Illustration de la panique : les autorités politiques découvrent que les stockages européens de gaz ne sont pas assez remplis, aussitôt injonctions aux opérateurs de les remplir et donc rush sur le gaz et donc augmentation supplémentaire de son prix. A la fin, l’Europe est parée pour l’hiver 2022. Pour 2023, c’est une autre histoire.
Après des mois de tergiversation, la Commission européenne admet que peut-être, il faudrait revoir les règles de marché. Elle met en place une taxation sur les « sur-profits » des producteurs d’électricité assez baroque : elle revient à taxer les producteurs d’électricité non carboné (hydraulique, nucléaire, éolien) pour permettre de payer une production carbonée (gaz). Elle annonce une centaine de milliards de recettes (sans détailler ses calculs). Et dans le même temps, l’Allemagne sort un plan de 200 Md€ pour aider à payer la facture des entreprises, collectivités locales et ménages allemands sans aucune concertation tant il est vrai que la solidarité européenne est une vaine rêverie…comparée aux intérêts monopolistiques que défendent les États.
Il serait encore question de poser un plafond sur les prix de marché de l’électricité ou un plafond sur le prix du gaz destinée à produire l’électricité. Ou encore de décider de plafonner le prix des produits pétroliers et gazier russe (qui continuent à parvenir en Europe, y compris via l’Ukraine). Pendant ce temps, des navires méthaniers (qui transportent du gaz naturel sous forme liquide) font des ronds dans l’eau aux larges des côtes espagnoles en attendant une remontée des prix du gaz pour venir décharger…
Certains expliquent qu’il faut développer davantage les énergies renouvelables (éoliennes, panneaux solaires) pour plus d’indépendance énergétique : l’Allemagne est un bon exemple puisqu’en complément de sa verte énergie très développée, elle envisageait justement de construire des centrales… gaz, et pas qu’un peu. Et de fait, le gaz russe était bien meilleur marché.
Nous ne pouvons pas dire que l’Union européenne est à terre car jamais il n’y eut une telle Europe de l’énergie. Et aujourd’hui, à défaut d’autre chose, dans la précipitation, le bricolage est à l’honneur et s'exacerbent les concurrences entre les États pour protéger leurs champions économiques dans la concurrence mondiale.
Redonner la main aux Etats
Il semble, cependant, que les leçons tirées du bilan de l’action européenne en matière d’énergie commencent à être tirées. Ainsi, par exemple, dans une configuration politique très particulière en Suède, la solution nucléaire, à peine tolérée par la Commission européenne – on expliquera pourquoi – connaît un regain d’intérêt. Il s’ouvre ainsi un nouveau champ de rivalité comme l’atteste la décision de la Pologne de développer un programme nucléaire civil avec les Américains. Il en va de même avec l’éviction des Chinois d’un projet nucléaire en Roumanie au bénéfice encore d’une solution américaine.
La Commission européenne n’est pas favorable à l’énergie nucléaire du fait du temps long de son déploiement et caractéristiques (6 ans de construction au minimum pour une centrale – 60% du total des coûts sur l’ensemble de leur durée d’exploitation dépensés avant sa mise en fonctionnement) qui rendent quasiment impossible de soumettre ce type de production aux aléas des lois du marché.
C’est pour cette raison que si la France envisage un nouveau programme nucléaire, elle doit négocier les conditions avec la Commission européenne de dérogations à la loi générale du marché.
Précisément, la situation actuelle démontre qu’il faut protéger les populations des aléas du marché. D’autant que du dire des analystes et de quelques grands patrons du secteur, nous ne sommes pas sortis de sitôt de la phase actuelle. Or la meilleure façon de protéger notre système socio-économique du marché de l’électricité et du gaz, c’est tout simplement de le supprimer. Car même si les Etats prennent des mesures de subventions/aides vis-à-vis des consommateurs, à la fin, ce sont bien les populations qui vont payer l’ardoise, y compris par la perte de leur travail. Car malgré ses aides, BASF n’a-t-elle pas décidé de réduire la voilure en Europe, d’y économiser 500 M€ tandis qu’elle développe un complexe chimique de 10 Md€ en Chine ?
Evidemment, une telle orientation de reprise en main de l’outil énergétique national demande une volonté de transformation sociale, certes partielle en l’occurrence, mais plus profonde que la volonté affirmée de taxer les « sur-profits ».

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(1) L’électricité n’est pas stockable donc à tout moment, l’offre égale la demande. Si un écart se fait jour avec une offre inférieure à la demande alors le système électrique risque le black-out.